Quelle heure pouvait-il bien être ? Je me rendis, comme d’habitude, en direction du poste de police et vis qu’il était huit heures et demie. Donc, j’avais deux ou trois heures devant moi. Il ne servait à rien d’arriver au journal avant dix, peut-être onze heures, je n’avais qu’à flâner en attendant, tout en réfléchissant à une solution pour avoir un semblant de petit déjeuner. Au demeurant, je ne craignais pas d’aller au lit affamé ce jour-là, ces temps étaient passés, Dieu soit loué ! C’était un stade révolu, un mauvais rêve ; désormais, je remontais la pente !
Toutefois, cette couverture verte m’encombrait. On ne pouvait pas non plus me reconnaître portant une pareille chose sous le bras au vu et au su de tout le monde. Que penserait-on de moi ? Et je réfléchis à un endroit où je pourrais la faire garder jusqu’à nouvel ordre. L’idée me vint alors que je pourrais aller chez Semb et la faire envelopper dans du papier : elle aurait aussitôt meilleur air et il n’y aurait plus de honte à la porter. J’entrai dans la boutique et exposai mon affaire à l’un des employés.
Il regarda d’abord la couverture, puis moi. J’eus l’impression qu’en son for intérieur il haussait les épaules avec un peu de mépris en prenant le paquet. Cela me froissa.
« Bon sang ! faites un peu attention ! criai-je, il y a deux vases précieux là-dedans. Ce paquet doit aller à Smyrne ! »
Cela fit effet, cela fit un effet grandiose. Par chacun des mouvements qu’il fit, l’homme s’excusait de n’avoir pas pressenti tout de suite qu’il y avait des choses importantes dans la couverture. Quand il eut terminé l’emballage, je le remerciai de son aide, en homme qui avait déjà envoyé des affaires précieuses à Smyrne. Il m’ouvrit la porte et s’inclina deux fois lorsque je m’en fus.
J’entrepris de déambuler parmi les gens sur la Grand-Place, me tenant de préférence au voisinage des femmes qui avaient des fleurs en pots à vendre. Les lourdes roses rouges dont l’éclat couvait, sanguinolent et cru, dans le matin humide me remplissaient de désir, j’avais la tentation pécheresse d’en chiper une et je demandai le prix d’une, rien que pour avoir la permission de m’en approcher le plus possible. S’il me restait de l’argent, je l’achèterais, quoi qu’il advînt. Car je pourrais bien épargner un peu ici et là sur mes moyens pour retrouver l’équilibre de mon budget.
Ce fut dix heures, et je montai au journal. L’homme aux ciseaux fouillait dans un tas de vieux journaux, le rédacteur en chef n’était pas encore arrivé. Sur l’invite de l’homme, je remets mon grand manuscrit, lui laissant entendre qu’il était d’une importance peu ordinaire et le priant instamment de se rappeler de le remettre au rédacteur en chef, en mains propres, lorsqu’il arriverait. Je viendrais moi-même aux renseignements plus tard ce jour-là.
« Bien ! » dit l’homme aux ciseaux en se replongeant dans ses journaux.
Je trouvai qu’il prenait la chose un peu trop calmement, mais je ne dis rien, je me contentai de lui faire un petit signe de tête indifférent et partis.
J’avais du temps devant moi. Si seulement le ciel voulait s’éclaircir ! Il faisait vraiment mauvais, pas de vent ni de fraîcheur. Les dames avaient leur parapluie ouvert par sécurité et les bonnets de laine des messieurs avaient un air plat et triste. Je fis un tour encore vers le marché et regardai les légumes et les roses. Alors, je sentis une main sur mon épaule et me retournai, « la demoiselle » me disait bonjour.
« Bonjour ? » répondis-je, d’un ton un peu interrogatif pour savoir tout de suite ce qu’il me voulait. Il ne me plaisait pas beaucoup, « la Demoiselle ».
Il regarda, curieux, le gros paquet flambant neuf que je portais sous le bras et demanda :
« Qu’est-ce que vous portez là ? »
« Je suis descendu chez Semb et j’ai pris du tissu pour des habits, répondis-je d’un ton indifférent. Il m’a paru que je ne pouvais plus aller en vêtements si élimés, il arrive que l’on soit trop regardant pour son propre corps, n’est-ce pas ! »
Il me regarda, interdit.
« Comment ça va, à part ça ? » demanda-t-il lentement.
« Eh bien ! au-delà de toute espérance. »
« Avez-vous trouvé quelque chose à faire maintenant, donc ? »
« Quelque chose à faire ? répondis-je, fort étonné, mais voyons, je tiens les livres à la firme du grossiste Christie. »
« Ah bon ! dit-il en reculant un peu. Dieu vous garde, comme j’en suis content pour vous ! Pourvu que l’on ne vous extorque pas l’argent que vous gagnez. Bonjour ! »
Peu après, il fit demi-tour et revint. De sa canne, il désigna mon paquet et dit :
« Je tiens à vous recommander mon tailleur pour ces habits. Vous ne trouverez pas de meilleur tailleur qu’Isaksen.
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