J’ai ajouté une meule de foin depuis la dernière fois et j’ai fait quelques modifications. Il faut que vous voyiez cela de jour, cela ne sert à rien d’essayer maintenant. »
« Faites-le moi voir tout de même ! » dis-je. Au demeurant, je ne me rappelais pas de quel tableau il était en train de parler.
« Tout à fait impossible ! répondit-il. Tout deviendra jaune ! Et puis, il y a autre chose – il s’approcha et chuchota – « j’ai une petite jeune fille chez moi ce soir, alors, c’est parfaitement infaisable. »
« Bon ! s’il en est ainsi, n’en parlons plus. »
Je me retirai, dis bonne nuit et m’en fus.
Décidément, il n’y avait pas d’autre issue que d’aller quelque part dans la forêt. Si seulement le sol n’avait pas été si mouillé ! Je tapotai ma couverture et me familiarisai de plus en plus à la pensée de coucher dehors. Je m’étais tourmenté si longtemps pour trouver un logement en ville que tout cela me fatiguait et me dégoûtait. Ce m’était une agréable jouissance que de me mettre au calme, de m’abandonner et de traîner sans rien faire dans la rue, sans penser à rien. Je passai devant l’horloge de l’université et vis qu’il était plus de dix heures, de là, je pris le chemin qui remontait en ville. À un endroit, dans Hægdehaugen, je restai immobile devant une épicerie où il y avait des victuailles à la devanture. Un chat dormait à côté d’un pain blanc tout rond, juste derrière, il y avait une terrine de saindoux et plusieurs bocaux de gruau. Je restai un moment à regarder ces victuailles, mais comme je n’avais pas de quoi les acheter, je me détournai rapidement et poursuivis ma route. Je marchai très doucement, passai devant Majorstuen, continuai, continuai toujours, marchai des heures et des heures et parvins finalement dans la forêt de Bogstad.
Là, je quittai la route et m’assis pour me reposer. Puis j’entrepris de me chercher un endroit propice, me mis à rassembler un peu de bruyère et de genévrier et me fis un lit en haut d’une petite pente passablement sèche, ouvris mon paquet et sortis la couverture. J’étais fatigué, éreinté de cette longue promenade et je me mis au lit aussitôt. Je m’agitai et me retournai maintes fois avant de me trouver enfin à mon aise. J’avais un peu mal à l’oreille, elle était légèrement enflée après le coup de fouet et je ne pouvais me coucher dessus. Je retirai mes chaussures et les mis sous ma tête, avec le papier de chez Semb par-dessus.
Et la grande ambiance de l’obscurité me dominait, tout était silencieux, tout. Mais dans les hauteurs bruissait le chant éternel, le son du vent, ce bourdonnement lointain, sans intonation, qui jamais ne se tait. J’écoutai si longtemps ce murmure infini, morbide, que cela commença à me désorienter. C’étaient assurément les symphonies des mondes déferlant au-dessus de moi, les étoiles qui entonnaient un chant…
« Au diable ! dis-je en riant à haute voix pour me donner du courage, ce sont les chats-huants qui ululent en Chanaan. »
Et je me levai, pour me recoucher, mis mes chaussures et déambulai dans l’obscurité et me recouchai, luttai et combattis avec colère et crainte jusqu’à l’aurore où, enfin, je m’endormis.
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Il faisait grand jour quand j’ouvris les yeux, et j’eus le sentiment que l’on approchait de midi. Je mis mes chaussures, remballai ma couverture et retournai à la ville. Pas de soleil ce jour-là non plus, je gelais comme un chien. Mes jambes étaient mortes et mes yeux se mirent à pleurer comme s’ils ne supportaient pas la lumière du jour.
Il était trois heures. La faim commençait à se faire mauvaise pour moi, j’étais exténué, je vomissais un peu en marchant, ici et là, à la dérobée. Je fis le détour pour descendre au restaurant populaire, lus le menu et haussai ostensiblement les épaules comme si du petit salé et de la viande de porc n’étaient pas de la nourriture pour moi. De là, je descendis à la place du Chemin-de-Fer.
Tout à coup, un étrange étourdissement me traversa la tête. Je continuai de marcher sans vouloir y prêter attention, mais j’allais de plus en plus mal et finalement, je dus m’asseoir dans un escalier. Mon âme tout entière subissait un changement, comme si quelque chose avait glissé de côté en mon for intérieur, ou bien c’était un rideau, une toile dans mon cerveau qui s’étaient déchirés. Je fis quelques aspirations et restai assis, étonné. Je n’étais pas inconscient, je sentais distinctement l’endroit où mon oreille me faisait un peu mal, et lorsqu’une connaissance passa, je le reconnus aussitôt, me levai et saluai.
Qu’est-ce que c’était que cette nouvelle sensation torturante qui s’ajoutait maintenant aux autres ? Était-ce une conséquence du fait d’avoir dormi sur un sol humide ? Ou cela venait-il de ce que je n’avais pas encore pris de petit déjeuner ? Au total, vivre de cette façon n’avait simplement pas de sens.
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