Par les saints tourments du Christ, je ne comprenais pas non plus ce qui m’avait fait mériter cette extraordinaire persécution ! Et l’idée me vint soudain que je pouvais tout aussi bien faire la fripouille tout de suite, et aller chez « Ma tante » porter ma couverture. Je pouvais l’engager pour une couronne et obtenir trois repas convenables, me maintenir en vie jusqu’à ce que je trouve autre chose. Je tirerais de Hans Pauli, par artifice, de l’argent. J’étais déjà en route pour son sous-sol mais je m’arrêtai devant l’entrée, secouai dubitativement la tête et fis demi-tour.

Au fur et à mesure que je m’éloignais, j’étais de plus en plus content d’avoir vaincu cette grande tentation. La conscience d’être encore pur et honnête me montait à la tête, m’emplissait du grandiose sentiment d’être un caractère, un phare blanc au milieu d’une mer bourbeuse d’êtres humains parmi les épaves flottantes. Mettre en gage le bien d’autrui pour un repas, manger et boire sa propre condamnation, marquer son âme au fer rouge au premier petit détail, poser le premier signe noir dans sa splendeur, se traiter de canaille en plein visage et baisser les yeux devant soi-même – jamais ! Jamais ! Je n’y avais jamais sérieusement songé, l’idée ne m’en était même presque jamais venue. Des pensées vagues, lancinantes et éparses, on ne pouvait réellement en répondre, surtout lorsque l’on avait une atroce migraine et quand on s’était presque tué à porter une couverture qui appartenait à un autre.

Il y aurait très certainement une issue pour me secourir tout de même, le moment venu ! Ainsi, il y avait ce marchand du quartier de Grønland, l’avais-je importuné à toute heure du jour depuis que je lui avais envoyé ma requête ? sonné à sa porte à temps et à contretemps, été éconduit ? Autant dire que je ne m’étais pas présenté à lui pour avoir une réponse ! Ce n’était pas nécessairement une tentative tout à fait vaine, la chance serait peut-être avec moi cette fois-là. La chance avait si souvent des voies étrangement tortueuses. Et je me rendis au quartier Grønland.

La dernière secousse qui m’avait traversé la tête m’avait affaibli un peu, je marchais avec une lenteur extrême en réfléchissant à ce que je dirais au marchand. Peut-être était-ce une bonne âme. Que l’humeur lui en prît, il me donnerait bien une couronne d’avance sur mon travail, sans que j’aie à le lui demander. Des gens pareils, il leur arrivait d’avoir des trouvailles tout à fait remarquables, de temps en temps.

Je me coulai sous un porche et noircis les genoux de mon pantalon en crachant dessus pour avoir l’air un peu comme il faut, posai ma couverture derrière une caisse dans un coin sombre, traversai la rue, de biais, et pénétrai dans la petite boutique.

Un homme était en train de fabriquer des sacs en collant de vieux journaux.

« J’aimerais rencontrer M. Christie », dis-je.

« C’est moi », répondit l’homme.

Bon ! Je m’appelais ci et ça, j’avais pris la liberté de lui envoyer une requête, je ne savais pas si cela m’avait servi à quelque chose ?

Il répéta mon nom deux ou trois fois et se mit à rire. « Vous allez voir ! » dit-il en sortant ma lettre de la poche de son gilet. « Voulez-vous prendre la peine de voir quelles relations vous entretenez avec les chiffres, monsieur. Vous avez daté votre lettre de l’an 1848. » Et l’homme rit à gorge déployée.

Bon, c’était un peu fâcheux, dis-je, gêné, une étourderie, une distraction, j’en convenais.

« Voyez-vous, il me faut un homme qui, d’une façon générale, ne se trompe pas dans les chiffres, dit-il. Je regrette. Votre écriture est nette, votre lettre me plaît aussi, d’ailleurs, mais… »

J’attendis un moment. Ce ne pouvait être là le dernier mot de cet homme. Il se remit à ses sacs.

Oui, c’est ennuyeux, dis-je, terriblement ennuyeux. Mais cela ne se reproduirait pas, bien entendu, et cette petite erreur d’écriture ne pouvait m’avoir rendu totalement inapte à tenir les livres en général ?

« Non, ce n’est pas ce que je dis, répondit-il, mais cependant, cela m’a paru d’un tel poids que je me suis décidé aussitôt pour un autre homme. »

« Donc, la place est prise ? » demandai-je.

« Oui ».

« Eh bien, Seigneur Dieu, donc, il n’y a plus rien à y faire ! »

« Non. Je le regrette ; mais… »

« Au revoir ! » dis-je.

Alors, la colère monta en moi, ardente et brutale. J’allai chercher mon paquet sous le porche, serrai les dents et bousculai les gens paisibles sur le trottoir sans m’excuser. Quand un monsieur s’arrêta et me réprimanda un peu vertement sur ma conduite, je me retournai, lui criai dans l’oreille un seul mot dépourvu de sens, lui mis le poing sous le nez et poursuivis mon chemin, endurci dans une rage aveugle que je n’étais pas capable de gouverner. Il appela un agent de police et mon plus vif désir était d’avoir un agent de police entre les mains un instant, je ralentis exprès le pas pour lui donner l’occasion de me rattraper, mais il ne vint pas. Y avait-il la moindre raison aussi à ce qu’absolument toutes vos tentatives les plus ardentes et les plus acharnées échouent ? Ainsi, pourquoi avais-je écrit 1848 ? En quoi cette damnée date me concernait-elle ? Maintenant, j’étais là à avoir faim à tel point que mes entrailles se recroquevillaient en moi comme des serpents, et il n’était écrit nulle part qu’il y aurait un peu de quoi manger, la journée s’avançant. Et au fur et à mesure que le temps passait, j’étais de plus en plus miné, intellectuellement et physiquement, de jour en jour, je m’abaissais à des actes de moins en moins honorables. Je me tirais d’affaire par des mensonges, sans rougir, je flouais de pauvres gens de leur loyer, je luttais même contre les pensées les plus ignobles, comme de m’approprier les couvertures d’autrui, le tout sans regret, sans mauvaise conscience. Des taches pourries se mettaient à pénétrer mon être intérieur, des champignons noirs qui s’étalaient de plus en plus. Et là-haut dans le ciel, Dieu gardait un œil éveillé sur moi et veillait à ce que ma ruine se passât selon toutes les règles de l’art, lentement et régulièrement, sans rupture de rythme. Mais dans l’abîme de l’enfer, les méchants diables allaient se hérissant de fureur parce que tant de temps s’écoulait avant que je fisse un péché capital, un péché impardonnable pour lequel, dans sa justice, Dieu devrait me précipiter…

J’affermis ma démarche, accélérai de plus en plus l’allure, tournai soudain sur la gauche et entrai, échauffé et furieux, sous un porche éclairé et décoré.