Je ne m’arrêtai pas, ne marquai pas une seconde d’interruption. Mais toute l’étrange décoration du porche pénétra sur l’instant mon conscient, chaque détail insignifiant des portes, les décors, le pavage, tout était clair à mon regard intérieur alors que je montais en courant les escaliers. Je sonnai violemment au premier étage. Pourquoi fallait-il que je m’arrête précisément au premier étage ? Et pourquoi saisir précisément ce cordon de sonnette qui était le plus éloigné de l’escalier ?
Une jeune dame en costume gris à parements noirs vint ouvrir. Elle me regarda avec étonnement un petit moment, puis elle secoua la tête et dit :
« Non, nous n’avons rien aujourd’hui ». Et elle fit mine de vouloir fermer la porte.
Pourquoi aussi étais-je tombé sur cette personne ? Elle me prenait pour un mendiant, sans autre forme de procès, et d’un coup, je fus calme et glacé. Je me découvris et m’inclinai respectueusement et, comme si je n’avais pas entendu ses paroles, je dis avec une politesse extrême :
« Je vous prie de m’excuser, Mademoiselle, d’avoir sonné si tort, je ne connaissais pas la sonnette. Il y aurait ici un monsieur malade qui a mis une annonce dans les journaux pour trouver un homme qui le roulerait dans une petite voiture ? » Elle resta un moment à déguster cette trouvaille mensongère et parut perplexe pour savoir quoi penser de ma personne.
« Non, dit-elle finalement, non, il n’y a pas de monsieur malade ici. »
« Ah bon ? Un monsieur d’un certain âge, deux heures de promenade par jour, quarante øre de l’heure ? »
« Non. »
« Alors, je vous prie encore une fois de m’excuser, dis-je ; c’est peut-être au rez-de-chaussée. Je voulais simplement, le cas échéant, recommander un homme que je connais et auquel je m’intéresse. Je m’appelle Wedel-Jarlsberg. » Et je m’inclinai de nouveau et me retirai. La jeune dame devint toute rouge, dans son embarras, elle restait clouée sur place, elle demeurait là à me regarder fixement tandis que je descendais les escaliers.
Mon calme était revenu et ma tête était lucide. Les propos de la dame disant qu’elle n’avait rien à me donner ce jour-là, m’avaient fait l’effet d’une douche glacée. Les choses étaient allées si loin que n’importe qui pouvait me montrer du doigt, en pensée, en se disant : Tiens ! voilà un mendiant, un de ceux à qui les gens tendent sa nourriture par l’entrebâillement de la porte cochère !
Dans Møllergaden, je m’arrêtai devant un restaurant et reniflai le vif fumet de viande que l’on faisait rôtir à l’intérieur. J’avais déjà la main sur la poignée de la porte, je voulais entrer sans but, mais je me ravisai à temps et quittai les lieux. Lorsque j’arrivai à la grand-place pour chercher un endroit où je pourrais me reposer un moment, tous les bancs étaient occupés et je cherchai en vain, autour de l’église, un lieu tranquille où je pourrais m’installer. Bien entendu ! me dis-je sombrement, bien entendu, bien entendu ! Et je me remis à marcher. Je fis un détour par la fontaine, au coin des halles, bus une gorgée d’eau, repris ma marche, progressai pas après pas, pris le temps de faire de longues stations devant chaque devanture, m’arrêtai en suivant des yeux toutes les voitures qui passaient. Je sentais dans ma tête une chaleur lumineuse, j’avais d’assez étranges battements aux tempes. Je me trouvais très mal de l’eau que j’avais bue et j’allais vomissant un peu, là, dans la rue, par places, pour qu’on ne me découvre pas. J’arrivai de la sorte au cimetière du Christ. Je m’assis, les coudes sur les genoux et la tête entre les mains. Dans cette position ramassée, je me trouvais bien et je ne sentais plus ce petit rongement dans la poitrine.
Un tailleur de pierre était étendu à plat ventre sur une grande dalle de granit à côté de moi et gravait une inscription. Il portait des lunettes bleues et me rappela soudain une de mes connaissances que j’avais presque oubliée, un homme qui était employé dans une banque et que j’avais rencontré, quelque temps auparavant, au café Oplandsk.
Si seulement je pouvais perdre toute honte et m’adresser à lui ! Lui dire carrément la vérité : que ça commençait à aller vraiment pas fort pour moi en ce moment, que j’avais bien du mal à me garder en vie ! Je pourrais lui donner mon carnet de coiffeur… Bon sang, mon carnet de coiffeur ! Des bons pour près d’une couronne ! Et je me mets fébrilement à la recherche de ce trésor. Comme je ne le trouve pas assez vite, je me lève d’un bond, cherche en transpirant d’angoisse, le découvre enfin au fond de la poche de ma veste avec d’autres papiers, non écrits et écrits, sans valeur. Je compte ces six bons maintes fois, dans un sens et dans l’autre. Je n’en avais guère besoin, par fantaisie, par caprice, je pouvais ne plus me faire raser. Et je disposais d’une couronne, d’une demi-couronne, une demi-couronne blanche, en argent de Kongsberg ! La banque fermait à six heures, je pouvais guetter mon homme devant l’Oplandsk vers sept-huit heures.
Je me réjouis de cette pensée un bon moment. Le temps passait, le vent soufflait comme il faut dans les marronniers autour de moi et le jour baissait. Au fait, n’était-ce pas un peu mesquin que de venir tout soudain apporter six bons de coiffeur à un jeune monsieur qui travaillait dans une banque ? Peut-être avait-il dans sa poche deux carnets de coiffeur pleins à craquer, des bons bien autrement chic et propres que les miens, nul ne pouvait le savoir. Et je tâtai toutes mes poches à la recherche d’autres choses que je pourrais ajouter, mais je ne trouvai rien.
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