De plus, je n’étais pas en mesure de fournir une garantie pour cinquante couronnes. Il y avait toujours un obstacle. Je m’étais présenté également au corps des sapeurs-pompiers. Nous étions une cinquantaine d’hommes dans le vestibule, à bomber le torse pour donner une impression de force et de grande hardiesse. Un personnage accrédité circulait, examinant ces candidats, il leur tâtait les bras et posait des questions. Pour moi, il passa en secouant la tête et en disant que j’étais refusé à cause de mes lunettes. Je me présentai de nouveau, sans lunettes, j’étais là, le front plissé et les yeux acérés comme des couteaux, et de nouveau, l’homme passa, en souriant… il m’avait reconnu. Le pire de tout, c’était que mes habits avaient pris une si mauvaise tournure que je ne pouvais plus me présenter en homme convenable pour solliciter une place.

Comme j’avais descendu uniment, régulièrement, tout le temps ! Pour finir, je me trouvais étrangement dépourvu de tout, il ne me restait pas même un peigne ou un livre à lire quand tout devenait trop triste. D’un bout à l’autre de l’été, j’avais fréquenté les cimetières ou le parc du château, j’y composais des articles pour les journaux, colonne après colonne, sur les choses les plus diverses, idées étranges, caprices, fantaisies nées de mon cerveau agité. Dans mon désespoir, j’avais souvent choisi les sujets les plus éloignés qui me valaient de longues heures d’efforts et n’étaient jamais acceptés. Quand un morceau était achevé, je m’attaquais à un nouveau et le refus des rédacteurs ne m’abattait pas souvent. Je me disais tout le temps qu’un jour, cela réussirait. Et réellement, parfois, lorsque la chance était avec moi et que j’avais bien réussi, il m’arrivait d’obtenir cinq couronnes pour le travail d’un après-midi.

De nouveau, je me redressai, quittai la fenêtre et me rendis à la chaise où était ma cuvette, j’aspergeai de quelques gouttes d’eau les genoux luisants de mon pantalon pour les noircir un peu et leur donner l’air d’être assez neufs. Cela fait, je fourrai comme d’habitude du papier et un crayon dans ma poche et sortis. Je me glissai très silencieusement au bas des escaliers pour ne pas éveiller l’attention de ma logeuse. Il y avait quelques jours que je devais régler mon loyer et je n’avais plus rien pour payer.

Il était neuf heures. L’air était tout plein du vacarme des voitures et des voix, énorme chœur matinal mêlé aux pas des piétons et aux claquements de fouet des cochers. Cette circulation bruyante, partout, me réconforta bientôt et je commençai à me sentir de plus en plus satisfait. Rien n’était plus éloigné de mes pensées que de me contenter d’une promenade matinale à l’air frais. En quoi l’air concernait-il mes poumons ? J’étais fort comme un géant, j’aurais pu arrêter une voiture d’un coup d’épaule. Une bizarre ambiance, délicate, le sentiment de cette joyeuse indifférence s’étaient emparés de moi. J’entrepris d’observer les gens que je croisais ou dépassais, je lisais les affiches sur les murs, je captais l’impression que me faisait un regard décoché d’un tramway qui passait, je me laissai pénétrer de bagatelles, de tous ces petits hasards qui croisaient mon chemin, pour disparaître.

Si seulement on avait un petit peu à manger par un jour lumineux comme celui-là ! L’impression de ce joyeux matin me submergeait, je ne pouvais gouverner ma satisfaction et, de joie, je me mis à fredonner sans raison précise. Devant une boucherie, il y avait une femme, son panier au bras, qui envisageait d’acheter des saucisses pour le dîner. Alors que je la dépassais, elle leva les yeux sur moi. Elle n’avait qu’une dent de devant. Nerveux et facilement impressionnable comme je l’étais devenu ces derniers jours, le visage de cette femme me fit immédiatement une impression répugnante ; sa longue dent jaune avait l’air d’un petit doigt qui s’élevait de sa mâchoire et son regard était encore tout plein de saucisse lorsqu’elle le tourna vers moi. D’un seul coup, je perdis l’appétit et eus une nausée. En arrivant aux halles, j’allai au jet d’eau et bus un peu d’eau ; je levai les yeux… il était dix heures au clocher de Notre-Sauveur.

Je poursuivis ma marche par les rues, flânant sans me soucier de quoi que ce fût, m’arrêtant sans nécessité à un coin, changeant de direction pour prendre une rue latérale sans avoir rien à y faire ; j’abandonnais aux choses le soin d’aller leur train, me laissant mener dans le joyeux matin, me berçant sans souci, de çà, de là, parmi d’autres gens heureux ; le ciel était vide et clair, il n’y avait pas une ombre dans mon esprit.

Dix minutes durant, j’avais constamment eu un vieil homme boiteux devant moi. Il portait d’une main un paquet, il était tout entier absorbé par sa marche, il s’évertuait de toutes ses forces pour presser l’allure. Je l’entendais souffler sous l’effort, l’idée me vint que je pourrais lui porter son paquet.