Et elle poursuivit son chemin.
Ma méchanceté augmenta et je suivis cette dame. J’étais pleinement conscient, en cet instant, de faire des bêtises sans pouvoir m’en empêcher. Mon état de confusion m’emportait et me donnait les idées subites les plus folles, auxquelles j’obéissais tour à tour. J’avais beau me dire que je me comportais comme un idiot, cela ne servait à rien, je faisais les grimaces les plus stupides derrière le dos de la dame et je toussai furieusement plusieurs fois en la dépassant. Marchant ainsi, tout doucement, devant, toujours avec quelques pas d’avance, je sentais son regard dans mon dos et je me courbais involontairement sous la honte de l’avoir tourmentée. Peu à peu, j’eus la sensation étrange d’être loin, ailleurs, j’avais le sentiment mal défini que ce n’était pas moi qui marchais là sur les dalles de pierre, le dos courbé.
Quelques minutes après, la dame arriva à la librairie Pascha, j’étais déjà arrêté devant la première vitrine et, alors qu’elle passait devant moi, je m’avançai et repris :
« Vous perdez votre livre, Mademoiselle. »
« Mais quel livre ? dit-elle, apeurée. Tu arrives à comprendre ce que c’est que ce livre dont il parle ? »
Et elle s’arrêta. Je me réjouis malignement et cruellement de son désarroi, cette confusion dans ses yeux me ravissait. Sa pensée était incapable de saisir ma petite apostrophe désespérée ; elle n’avait emporté absolument aucun livre, pas une seule feuille de livre, et tout de même, elle chercha dans ses poches, regarda dans ses mains à diverses reprises, tourna la tête et examina la rue derrière elle, mit son petit cerveau délicat à la torture pour découvrir de quel livre je parlais. Son visage changeait de couleurs, prenait tantôt une expression, tantôt une autre et on l’entendait distinctement respirer ; même les boutons de sa robe semblaient me regarder fixement comme une rangée d’yeux épouvantés.
« Ne t’occupe pas de lui, dit sa compagne en la tirant par le bras, il est ivre, voyons ! Tu vois bien que cet homme est ivre ! »
Si étranger que je fusse à moi-même en cet instant, si complètement en proie à des influences bizarres, invisibles, il ne se passait rien autour de moi que je ne le remarque. Un gros chien brun traversa la rue en bondissant, alla vers le square de Lund et descendit vers Tivoli ; il portait un collier très mince, de maillechort. Plus haut dans la rue, une fenêtre s’ouvrit au premier étage et une bonne se pencha au-dehors, manches retroussées, et entreprit de faire les vitres à l’extérieur. Rien n’échappait à mon attention, j’étais lucide, j’avais toute ma présence d’esprit, toutes choses déferlaient sur moi avec une netteté resplendissante comme s’il y avait eu soudain autour de moi une forte lumière. Les dames, devant moi, avaient toutes les deux une plume d’oiseau bleu au chapeau et un ruban de soie écossaise autour du cou. L’idée me vint qu’elles étaient sœurs.
Elles changèrent de direction, s’arrêtèrent devant le magasin de musique Cisler et bavardèrent. Je m’arrêtai aussi. Puis elles revinrent sur leurs pas toutes les deux, prirent le chemin par lequel elles étaient venues, passèrent de nouveau devant moi, tournèrent au coin de la rue de l’Université et montèrent tout droit à la place Saint-Olaf. Je restai, tout le temps, sur leurs talons, aussi près que je l’osai. Elles se retournèrent, une fois, en me jetant un regard mi-apeuré, mi-curieux, et je ne vis dans leur expression ni indignation ni froncement de sourcils. La patience qu’elles manifestaient envers mes tracasseries me remplissait de honte et je baissai les yeux. Je ne voulais plus les contrarier, je voulais, par pure reconnaissance, les suivre du regard, ne pas les perdre de vue jusqu’à ce qu’elles soient entrées quelque part et aient disparu.
Devant le n° 2, une grande maison à trois étages, elles se retournèrent encore une fois, sur quoi elles entrèrent. Je m’appuyai à un bec de gaz auprès de la fontaine et écoutai leurs pas dans l’escalier. Ils s’éteignirent au premier étage. Je m’avance du bec de gaz et lève les yeux sur la maison. Alors, il se passe une chose bizarre. Les rideaux bougent là-haut, un instant, une fenêtre s’ouvre, une tête passe et deux yeux au regard étrange se posent sur moi. Ulayali ! dis-je à mi-voix, et je me sentis devenir tout rouge. Pourquoi n’appelait-elle pas au secours ? Pourquoi ne poussait-elle pas un des pots de fleurs pour me cogner la tête, pourquoi n’envoyait-elle pas quelqu’un en bas me chasser ? Nous restons là à nous regarder sans bouger ; cela dure une minute ; il y a des pensées qui poussent entre fenêtre et rue, pas un mot n’est dit. Elle se retourne, cela me donne une secousse, un choc à l’âme, délicat. Je vois une épaule qui se détourne, un dos qui disparaît dans la pièce.
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