Cette lenteur pour quitter la fenêtre, l’accentuation de ce mouvement de l’épaule, c’est comme un signe qu’elle me fait ; mon sang perçoit cette salutation délicate, je me sens, à l’instant même, étrangement content. Puis je fais demi-tour et redescends la rue.
Je n’osais pas regarder derrière moi, je ne savais pas si elle était revenue à la fenêtre ; au fur et à mesure que je pesais cette question, j’étais de plus en plus inquiet et nerveux. Probablement qu’en cet instant, elle était là à suivre minutieusement tous mes mouvements, c’était absolument insupportable de se savoir épié ainsi, par-derrière. Je me ressaisis du mieux que je pus et poursuivis ma marche ; je me mis à sentir des secousses dans les jambes, ma démarche se fit incertaine parce que je m’appliquais à la rendre élégante. Pour avoir l’air calme et indifférent, je balançais absurdement les bras, crachais par terre et levai le nez en l’air. Mais rien n’y fit. Je sentais constamment ces yeux persécuteurs dans mon dos, et j’avais des frissons glacés dans le corps. Enfin, je me réfugiai dans une rue latérale d’où je pris le chemin de Pilestrædet pour reprendre mon crayon.
Je n’eus aucune peine à me le faire rendre. L’homme me tendit le gilet et me pria de fouiller toutes les poches sur-le-champ. Je trouvai d’ailleurs quelques récépissés que je repris en remerciant l’homme de sa complaisance. Il me plaisait de plus en plus ; à l’instant même, il me parut important de lui donner une bonne impression de moi. Je fis un geste vers la porte puis revins au comptoir, comme si j’avais oublié quelque chose ; je pensais lui devoir une explication, un éclaircissement et je me mis à fredonner pour attirer son attention. Je pris le crayon et le tins en l’air.
L’idée ne me serait pas venue, dis-je, de faire ce long chemin pour n’importe quel crayon ; celui-là, c’était une autre affaire, une chose spéciale. Tout minable qu’il en avait l’air, ce bout de crayon avait tout simplement fait de moi ce que j’étais au monde, il m’avait pour ainsi dire mis à ma place dans la vie…
Je n’en dis pas davantage. L’homme vint tout près du comptoir.
« Ah bon ? » dit-il en me regardant curieusement.
C’est avec ce crayon, poursuivis-je froidement, que j’avais écrit mon traité en trois volumes sur la connaissance philosophique. N’en avait-il pas entendu parler ?
Et l’homme pensait bien en avoir entendu parler… le titre.
Eh oui, dis-je, ce livre-là était de moi ! Aussi ne devait-il tout de même pas s’étonner que je veuille reprendre ce petit bout de crayon. Il avait trop de valeur pour moi, c’était presque comme un petit être humain. Au demeurant, je lui étais sincèrement reconnaissant de sa bonne volonté, je me souviendrais de lui à cause de cela – mais si, mais si, je me souviendrais réellement de lui pour cela ; ce qui est dit est dit, j’étais de ce genre-là, et il le méritait. Au revoir !
J’allai à la porte en me comportant en homme qui pourrait se procurer une situation élevée dans le corps des sapeurs-pompiers. L’honnête usurier s’inclina deux fois devant moi alors que je m’éloignais, et je me retournais une fois encore pour dire au revoir.
Dans l’escalier, je croisai une femme qui portait un sac de voyage. Elle se rangea, inquiète, pour me faire place, et je mis involontairement la main à la poche pour trouver quelque chose à lui donner. Comme je ne trouvais rien, je fus tout confus et passai tête basse devant elle. Peu après, j’entendis qu’elle aussi frappait à la porte de la boutique. Il y avait une grille de fil de fer à cette porte et je reconnus aussitôt le tintement que font des doigts humains en la touchant.
Le soleil était au sud, il était environ midi. La ville commençait à s’agiter, on approchait de l’heure de la promenade, des gens se saluant et souriant déferlaient dans la rue Karl-Johan. Je me collai les coudes au corps, me fis petit et me coulai sans me faire remarquer auprès de quelques connaissances qui s’étaient postées à un coin près de l’université pour contempler les passants. Je remontai la pente du château et m’abîmai dans mes pensées.
Ces gens que je rencontrais, comme ils hochaient légèrement et joyeusement leurs têtes blondes en s’élançant dans la vie comme dans une salle de bal ! Pas un seul souci dans un seul de ces yeux que je voyais, pas un seul fardeau sur une épaule, peut-être pas une pensée nuageuse, une petite souffrance secrète dans aucune de ces âmes joyeuses. Et moi, je passais tout à côté de ces gens, jeune et tout frais éclos, et j’avais déjà oublié l’air qu’avait le bonheur ! Je me dorlotais de cette pensée, je trouvais que l’on m’avait fait une cruelle injustice. Pourquoi ces derniers mois m’avaient-ils traité si durement ? Je ne reconnaissais tout simplement pas mon humeur joyeuse, j’étais tourmenté de la façon la plus extraordinaire de tous côtés. Je ne pouvais m’asseoir sur un banc ou mettre un pied quelque part sans être accablé de petites contingences insignifiantes, des bagatelles lamentables qui s’insinuaient de force dans mes pensées et dispersaient mes forces à tous vents.
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