Faust I & II

Feedbooks

Faust I & II

Goethe


Publication: 1808
Tag(s): Goethe Faust Nerval

Partie 1
Faust I

Prologue

SUR LE THÉÂTRE


LE DIRECTEUR, LE POËTE DRAMATIQUE.
LE PERSONNAGE BOUFFON.

 

LE DIRECTEUR.


Ô vous dont le secours me fut souvent utile,
Donnez-moi vos conseils pour un cas difficile.
De ma vaste entreprise, ami, que pensez-vous ?
Je veux qu’ici le peuple abonde autour de nous,
Et de le satisfaire il faut que l’on se pique,
Car de notre existence il est la source unique.
Mais, grâce à Dieu, ce jour a comblé notre espoir,
Et le voici là-bas, rassemblé pour nous voir,
Qui prépare à nos vœux un triomphe facile,
Et garnit tous les bancs de sa masse immobile.
Tant d’avides regards fixés sur le rideau
Ont, pour notre début, compté sur du nouveau ;
Leur en trouver est donc ma grande inquiétude :
Je sais que du sublime ils n’ont point l’habitude ;
Mais ils ont lu beaucoup : il leur faut à présent
Quelque chose à la fois de fort et d’amusant.
Ah ! mon spectacle, à moi, c’est d’observer la foule,
Quand le long des poteaux elle se presse et roule,


Qu’avec cris et tumulte elle vient au grand jour
De nos bureaux étroits assiéger le pourtour ;
Et que notre caissier, tout fier de sa recette,
A l’air d’un boulanger dans un jour de disette…
Mais qui peut opérer un miracle si doux ?
Un poëte, mon cher !… et je l’attends de vous.

 

LE POËTE.


Ne me retracez point cette foule insensée,
Dont l’aspect m’épouvante et glace ma pensée,
Ce tourbillon vulgaire, et rongé par l’ennui,
Qui dans son monde oisif nous entraîne avec lui ;
Tous ses honneurs n’ont rien qui puisse me séduire :
C’est loin de son séjour qu’il faudrait me conduire,
En des lieux où le ciel m’offre ses champs d’azur,
Où, pour mon cœur charmé, fleurisse un bonheur pur,
Où l’amour, l’amitié, par un souffle céleste,
De mes illusions raniment quelque reste…
Ah ! c’est là qu’à ce cœur prompt à se consoler
Quelque chose de grand pourrait se révéler ;
Car les chants arrachés à l’âme trop brûlante,
Les accents bégayés par la bouche tremblante,
Tantôt frappés de mort et tantôt couronnés,
Au gouffre de l’oubli sont toujours destinés :
Des accords moins brillants, fruits d’une longue veille,
De la postérité charmeraient mieux l’oreille ;
Ce qui s’accroît trop vite est bien près de finir :
Mais un laurier tardif grandit dans l’avenir.

 

LE BOUFFON.


Oh ! la postérité ! c’est un mot bien sublime !
Mais le siècle présent a droit à quelque estime ;
Et, si pour l’avenir je travaillais aussi,
Il faudrait plaindre enfin les gens de ce temps-ci :
Ils montrent seulement cette honnête exigence
De vouloir s’amuser avant leur descendance…
Moi, je fais de mon mieux à les mettre en gaîté ;
Plus le cercle est nombreux, plus j’en suis écouté !


Pour vous qui pouvez tendre à d’illustres suffrages,
À votre siècle aussi consacrez vos ouvrages :
Ayez le sentiment, la passion, le feu !
C’est tout… Et la folie ! il en faut bien un peu.

 

LE DIRECTEUR.


Surtout de nos décors déployez la richesse ;
Qu’un tableau varié dans le cadre se presse,
Offrez un univers aux spectateurs surpris…
Pourquoi vient-on ? pour voir : on veut voir à tout prix.
Sachez donc par l’EFFET conquérir leur estime,
Et vous serez pour eux un poëte sublime.
Sur la masse, mon cher, la masse doit agir :
D’après son goût, chacun voulant toujours choisir,
Trouve ce qu’il lui faut où la matière abonde,
Et qui donne beaucoup donne pour tout le monde.
Que votre ouvrage aussi se divise aisément ;
Un plan trop régulier n’offre nul agrément ;
Le public prise peu de pareils tours d’adresse,
Et vous mettrait bien vite en pièces votre pièce.

 

LE POËTE.


Quels que soient du public la menace ou l’accueil,
Un semblable métier répugne à mon orgueil ;
À ce que je puis voir, l’ennuyeux barbouillage
De nos auteurs du jour obtient votre suffrage.

 

LE DIRECTEUR.


Je ne repousse pas de pareils arguments :
Qui veut bien travailler choisit ses instruments.
Pour vous, examinez ce qui vous reste à faire,
Et voyez quels sont ceux à qui vous voulez plaire.
Tout maussade d’ennui, chez nous l’un vient d’entrer ;
L’autre sort d’un repas qu’il lui faut digérer ;
Plusieurs, et le dégoût chez eux est encore pire,
Amateurs de journaux, achèvent de les lire :
Ainsi qu’au bal masqué, l’on entre avec fracas,
La curiosité de tous hâte les pas :
Les hommes viennent voir ; les femmes, au contraire,
D’un spectacle gratis régalent le parterre.


Qu’allez-vous cependant rêver sur l’Hélicon ?
Pour plaire à ces gens-là, faut-il tant de façon ?
Osez fixer les yeux sur ces juges terribles !
Les uns sont hébétés, les autres insensibles ;
En sortant, l’un au jeu compte passer la nuit ;
Un autre chez sa belle ira coucher sans bruit.
Maintenant, pauvre fou, si cela vous amuse,
Prostituez-leur donc l’honneur de votre muse !
Non !… mais, je le répète, et croyez mes discours,
Donnez-leur du nouveau, donnez-leur-en toujours ;
Agitez ces esprits qu’on ne peut satisfaire..,
Mais qu’est-ce qui vous prend ? est-ce extase, colère ?

 

LE POËTE.


Cherche un autre valet ! tu méconnais en vain
Le devoir du poëte et son emploi divin !
Comment les cœurs à lui viennent-ils se soumettre ?
Comment des éléments dispose-t-il en maître ?
N’est-ce point par l’accord, dont le charme vainqueur
Reconstruit l’univers dans le fond de son cœur ?
Tandis que la nature à ses fuseaux démêle
Tous les fils animés de sa trame éternelle ;
Quand les êtres divers, en tumulte pressés,
Poursuivent tristement les siècles commencés ;
Qui sait assujettir la matière au génie ?
Soumettre l’action aux lois de l’harmonie ?
Dans l’ordre universel, qui sait faire rentrer
L’être qui se révolte ou qui peut s’égarer ?
Qui sait, par des accents plus ardents ou plus sages,
Des passions du monde émouvoir les orages,
Ou dans des cœurs flétris par les coups du destin,
D’un jour moins agité ramener le matin ?
Qui, le long du sentier foulé par une amante,
Vient semer du printemps la parure éclatante ?
Qui peut récompenser les arts, et monnoyer
Les faveurs de la gloire en feuilles de laurier ?
Qui protége les dieux ? qui soutient l’empyrée ?…
La puissance de l’homme en nous seuls déclarée.

 

 

LE BOUFFON.


C’est bien, je fais grand cas du génie et de l’art :
Usez-en, mais laissez quelque chose au hasard ;
C’est l’amour, c’est la vie… On se voit, on s’enchaîne,
Qui sait comment ? La pente est douce et vous entraîne ;
Puis, sitôt qu’au bonheur on s’est cru destiné,
Le chagrin vient : voilà le roman terminé !…
Tenez, c’est justement ce qu’il vous faudra peindre :
Dans l’existence, ami, lancez-vous sans rien craindre ;
Tout le monde y prend part, et fait, sans le savoir,
Des choses que vous seul pourrez comprendre et voir !
Mettez un peu de vrai parmi beaucoup d’images,
D’un seul rayon de jour colorez vos nuages ;
Alors, vous êtes sûr d’avoir tout surmonté ;
Alors, votre auditoire est ému, transporté !…
Il leur faut une glace et non une peinture.
Qu’ils viennent tous les soirs y mirer leur figure !
N’oubliez pas l’amour, c’est par là seulement
Qu’on soutient la recette et l’applaudissement.
Allumez un foyer durable, où la jeunesse
Vienne puiser des feux et les nourrir sans cesse :
À l’homme fait ceci ne pourrait convenir,
Mais comptez sur celui qui veut le devenir.

 

LE POËTE.


Eh bien, rends-moi ces temps de mon adolescence
Où je n’étais moi-même encore qu’en espérance ;
Cet âge si fécond en chants mélodieux,
Tant qu’un monde pervers n’effraya point mes yeux ;
Tant que, loin des honneurs, mon cœur ne fut avide
Que des fleurs, doux trésors d’une vallée humide !
Dans mon songe doré, je m’en allais chantant :
Je ne possédais rien, j’étais heureux pourtant !
Rends-moi donc ces désirs qui fatiguaient ma vie,
Ces chagrins déchirants, mais qu’à présent j’envie,
Ma jeunesse !… En un mot, sache en moi ranimer
La force de haïr et le pouvoir d’aimer !

 

 

LE BOUFFON.


Cette jeunesse ardente, à ton âme si chère,
Pourrait, dans un combat, t’être fort nécessaire,
Ou bien, si la beauté t’accordait un souris,
Si de la course encor tu disputais le prix,
Si d’une heureuse nuit tu recherchais l’ivresse…
Mais toucher une lyre avec grâce et paresse,
Au but qu’on te désigne arriver en chantant,
Vieillard, c’est là de toi tout ce que l’on attend.

 

LE DIRECTEUR.


Allons ! des actions !… les mots sont inutiles ;
Gardez pour d’autres temps vos compliments futiles :
Quand vous ne faites rien, à quoi bon, s’il vous plaît,
Nous dise seulement ce qui doit être fait ?
Usez donc de votre art, si vous êtes poëte :
La foule veut du neuf, qu’elle soit satisfaite !
À contenter ses goûts il faut nous attacher ;
Qui tient l’occasion ne doit point la lâcher.
Mais, à notre public tout en cherchant à plaire,
C’est en osant beaucoup qu’il faut le satisfaire ;
Ainsi, ne m’épargnez machines ni décors,
À tous mes magasins ravissez leurs trésors,
Semez à pleines mains la lune, les étoiles,
Les arbres, l’Océan, et les rochers de toiles ;
Peuplez-moi tout cela de bêtes et d’oiseaux ;
De la Création déroulez les tableaux,
Et passez, au travers de la nature entière,
Et de l’enfer au ciel, et du ciel à la terre.

Dans le Ciel

PROLOGUE

DANS LE CIEL

 


LE SEIGNEUR, les Milices celestes, puis MÉPHISTOPHÉLÈS. Les trois archanges s’avancent.

 

RAPHAËL.

Le soleil résonne sur le mode antique dans le chœur harmonieux des sphères, et sa course ordonnée s’accomplit avec la rapidité de la foudre.

Son aspect donne la force aux anges, quoiqu’ils ne puissent le pénétrer. Les merveilles de la Création sont inexplicables et magnifiques comme à son premier jour.

GABRIEL.

La terre, parée, tourne sur elle-même avec une incroyable vitesse. Elle passe tour à tour du jour pur de l’Éden aux ténèbres effrayantes de la nuit.

La mer écumante bat de ses larges ondes le pied des rochers, et rochers et mers sont emportés dans le cercle éternel des mondes.

MICHEL.

La tempête s’élance de la terre aux mers et des mers à la terre, et les ceint d’une chaîne aux secousses furieuses ; l’éclair trace devant la foudre un lumineux sentier. Mais, plus haut tes messagers, Seigneur, adorent l’éclat paisible de ton jour.

TOUS TROIS.

Son aspect donne la force aux anges, quoiqu'ils ne puissent le pénétrer. Les merveilles de la création sont inexplicables et magnifiques comme à son premier jour.



MÉPHISTOPHÉLÈS.

Maître, puisqu’une fois tu te rapproches de nous, puisque tu veux connaître comment les choses vont en bas, et que, d’ordinaire, tu te plais à mon entretien, je viens vers toi dans cette foule. Pardonne si je m’exprime avec moins de solennité : je crains bien de me faire huer par la compagnie ; mais le pathos dans ma bouche te ferait rire assurément, si depuis longtemps tu n’en avais perdu l’habitude. Je n’ai rien à dire du soleil et des sphères, mais je vois seulement combien les hommes se tourmentent. Le petit dieu du monde est encore de la même trempe et bizarre comme au premier jour. Il vivrait, je pense, plus convenablement, si tu ne lui avais frappé le cerveau d’un rayon de la céleste lumière. Il a nommé cela raison, et ne l’emploie qu’à se gouverner plus bêtement que les bêtes. Il ressemble (si Ta Seigneurie le permet) à ces cigales aux longues jambes, qui s’en vont sautant et voletant dans l’herbe, en chantant leur vieille chanson. Et s’il restait toujours dans l’herbe ! mais non, il faut qu’il aille encore donner du nez contre tous les tas de fumier.

LE SEIGNEUR.

N’as-tu rien de plus à nous dire ? ne viendras-tu jamais que pour te plaindre ? et n’y a-t-il selon toi, rien de bon sur la terre ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Rien, Seigneur : tout y va parfaitement mal, comme toujours ; les hommes me font pitié dans leurs jours de misère, au point que je me fais conscience de tourmenter cette pauvre espèce.

LE SEIGNEUR.

Connais-tu Faust ?

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Le docteur ?

LE SEIGNEUR.

Mon serviteur.



MÉPHISTOPHÉLÈS.

Sans doute. Celui-là vous sert d’une manière étrange. Chez ce fou rien de terrestre, pas même le boire et le manger. Toujours son esprit chevauche dans les espaces, et lui-même se rend compte à moitié de sa folie. Il demande au ciel ses plus belles étoiles et à la terre ses joies les plus sublimes ; mais rien, de loin ni de près, ne suffit à calmer la tempête de ses désirs.

LE SEIGNEUR.

Il me cherche ardemment dans l’obscurité, et je veux bientôt le conduire à la lumière. Dans l’arbuste qui verdit, le jardinier distingue déjà les fleurs et les fruits qui se développeront dans la saison suivante.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Voulez-vous gager que celui-là, vous le perdrez encore ? Mais laissez-moi le choix des moyens pour l’entraîner doucement dans mes voies.

LE SEIGNEUR.

Aussi longtemps qu’il vivra sur la terre, il t’est permis de l’induire en tentation. Tout homme qui marche peut s’égarer.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Je vous remercie. J’aime avoir affaire aux vivants. J’aime les joues pleines et fraîches. Je suis comme le chat, qui ne se soucie guère des souris mortes.

LE SEIGNEUR.

C’est bien, je le permets. Écarte cet esprit de sa source, et conduis-le dans ton chemin, si tu peux ; mais sois confondu, s’il te faut reconnaître qu’un homme de bien, dans la tendance confuse de sa raison, sait distinguer et suivre la voie étroite du Seigneur.

MÉPHISTOPHÉLÈS.

Il ne la suivra pas longtemps, et ma gageure n’a rien à craindre. Si je réussis, vous me permettrez bien d’en triompher à loisir. Je veux qu’il mange la poussière avec délices, comme le Serpent mon cousin.

LE SEIGNEUR.

Tu pourras toujours te présenter ici librement. Je n’ai jamais haï tes pareils. Entre les esprits qui nient, l’esprit de ruse et de malice me déplaît le moins de tous. L’activité de l’homme se relâche trop souvent ; il est enclin à la paresse, et j’aime à lui voir un compagnon actif, inquiet, et qui même peut créer au besoin, comme le diable. Mais vous, les vrais enfants du ciel, réjouissez-vous dans la beauté vivante où vous nagez ; que la puissance qui vit et opère éternellement vous retienne dans les douces barrières de l’amour, et sachez affermir dans vos pensées durables les tableaux vagues et changeants de la Création.

Le ciel se ferme, les archanges se séparent.

 

MÉPHISTOPHÉLÈS.

J’aime à visiter de temps en temps le vieux Seigneur, et je me garde de rompre avec lui. C’est fort bien, de la part d’un aussi grand personnage, de parler lui-même au diable avec tant de bonhomie.

Première Partie

 La nuit, dans une chambre à voûte élevée, étroite, gothique. Faust, inquiet, est assis devant son pupitre.

 

FAUST, seul.

Philosophie, hélas ! jurisprudence, médecine, et toi aussi, triste théologie !… je vous ai donc étudiées à fond avec ardeur et patience : et maintenant me voici là, pauvre fou, tout aussi sage que devant. Je m’intitule, il est vrai, maître, docteur, et, depuis dix ans, je promène çà et là mes élèves par le nez.