— Et je vois bien que nous ne pouvons rien
connaître !… Voilà ce qui me brûle le sang ! J’en sais
plus, il est vrai, que tout ce qu’il y a de sots, de docteurs, de
maîtres, d’écrivains et de moines au monde ! Ni scrupule, ni
doute ne me tourmentent plus ! Je ne crains rien du diable, ni
de l’enfer ; mais aussi toute joie m’est enlevée. Je ne crois
pas savoir rien de bon en effet, ni pouvoir rien enseigner aux
hommes pour les améliorer et les convertir. Aussi n’ai-je ni bien,
ni argent, ni honneur, ni domination dans le monde : un chien
ne voudrait pas de la vie à ce prix ! Il ne me reste désormais
qu’à me jeter dans la magie. Oh ! si la force de l’esprit et
de la parole me dévoilait les secrets que j’ignore, et si je
n’étais plus obligé de dire péniblement ce que je ne sais
pas ; si enfin je pouvais connaître tout ce que le monde cache
en lui-même, et, sans m’attacher davantage à des mots inutiles,
voir ce que la nature contient de secrète énergie et de semences
éternelles ! Astre à la lumière argentée, lune silencieuse,
daigne pour la dernière fois jeter un regard sur ma peine !…
j’ai si souvent la nuit, veillé près de ce pupitre ! C’est
alors que tu m’apparaissais sur un amas de livres et de papiers,
mélancolique amie ! Ah ! que ne puis-je, à ta douce
clarté, gravir les hautes montagnes, errer dans les cavernes avec
les esprits, danser sur le gazon pâle des prairies, oublier toutes
les misères de la science, et me baigner rajeuni dans la fraîcheur
de ta rosée !
Hélas ! et je languis encore dans mon cachot !
Misérable trou de muraille, où la douce lumière du ciel ne peut
pénétrer qu’avec peine à travers ces vitrages peints, à travers cet
amas de livres poudreux et vermoulus, et de papiers entassés
jusqu’à la voûte. Je n’aperçois autour de moi que verres, boîtes,
instruments, meubles pourris, héritage de mes ancêtres… Et c’est là
ton monde, et cela s’appelle un monde !
Et tu demandes encore pourquoi ton cœur se serre dans ta
poitrine avec inquiétude, pourquoi une douleur secrète entrave en
toi tous les mouvements de la vie ! Tu le demandes !… Et
au lieu de la nature vivante dans laquelle Dieu t’a créé, tu n’es
environné que de fumée et moisissure, dépouilles d’animaux et
ossements de morts !
Délivre-toi ! Lance-toi dans l’espace ! Ce livre
mystérieux, tout écrit de la main de Nostradamus, ne suffit-il pas
pour te conduire ? Tu pourras connaître alors le cours des
astres ; alors, si la nature daigne t’instruire, l’énergie de
l’âme te sera communiquée, comme un esprit à un autre esprit. C’est
en vain que, par un sens aride, tu voudrais ici t’expliquer les
signes divins… Esprits qui nagez près de moi, répondez-moi, si vous
m’entendez ! (Il frappe le livre, et considère le signe
du macrocosme.) Ah ! quelle extase à cette vue
s’empare de tout mon être ! Je crois sentir une vie nouvelle,
sainte et bouillante, circuler dans mes nerfs et dans mes veines.
Sont-ils tracés par la main d’un dieu, ces caractères qui apaisent
les douleurs de mon âme, enivrent de joie mon pauvre cœur, et
dévoilent autour de moi les forces mystérieuses de la nature ?
Suis-je moi-même un dieu ? Tout me devient si clair !
Dans ces simples traits, le monde révèle à mon âme tout le
mouvement de sa vie, toute l’énergie de sa création. Déjà je
reconnais la vérité des paroles du sage : « Le monde des
esprits n’est point fermé ; ton sens est assoupi, ton cœur est
mort. Lève-toi, disciple, et va baigner infatigablement ton sein
mortel dans les rayons pourprés de l’aurore !» (Il
regarde le signe.) Comme tout se meut dans l’univers !
Comme tout, l’un dans l’autre, agit et vit de la même
existence ! Comme les puissances célestes montent et
descendent en se passant de mains en mains les seaux d’or ! Du
ciel à la terre, elles répandent une rosée qui rafraîchit le sol
aride, et l’agitation de leurs ailes remplit les espaces sonores
d’une ineffable harmonie.
Quel spectacle ! Mais, hélas ! ce n’est qu’un
spectacle ! Où te saisir, nature infinie ? Ne pourrai-je
donc aussi presser tes mamelles, où le ciel et la terre demeurent
suspendus ? Je voudrais m’abreuver de ce lait intarissable…
mais il coule partout, il inonde tout, et, moi, je languis
vainement après lui ! (Il frappe le livre avec dépit,
et considère le signe de l’Esprit de la terre.) Comme ce
signe opère différemment sur moi ! Esprit de la terre, tu te
rapproches ; déjà je sens mes forces s’accroître ; déjà
je pétille comme une liqueur nouvelle : je me sens le courage
de me risquer dans le monde, d’en supporter les peines et les
prospérités ; de lutter contre l’orage, et de ne point pâlir
des craquements de mon vaisseau. Des nuages s’entassent au-dessus
de moi ! — La lune cache sa lumière… la lampe s’éteint !
elle fume !… Des rayons ardents se meuvent autour de ma tête.
Il tombe de la voûte un frisson qui me saisit et m’oppresse. Je
sens que tu t’agites autour de moi, Esprit que j’ai invoqué !
Ah ! comme mon sein se déchire ! mes sens s’ouvrent à des
impressions nouvelles ! Tout mon cœur s’abandonne à
toi !… Parais ! parais ! m’en coûtât-il la
vie !
Il saisit le livre, et prononce les signes mystérieux
de l’Esprit. Il s’allume une flamme rouge, l’Esprit apparaît dans
la flamme.
L’ESPRIT.
Qui m’appelle ?
FAUST.
Effroyable vision !
L’ESPRIT.
Tu m’as évoqué. Ton souffle agissait sur ma sphère et m’en
tirait avec violence. Et maintenant…
FAUST.
Ah ! je ne puis soutenir ta vue !
L’ESPRIT.
Tu aspirais si fortement vers moi ! Tu voulais me voir et
m’entendre. Je cède au désir de ton cœur. — Me voici. Quel
misérable effroi saisit ta nature surhumaine ! Qu’as-tu fait
de ce haut désir, de ce cœur qui créait un monde en soi-même, qui
le portait et le fécondait, n’ayant pas assez de l’autre, et ne
tendant qu’à nous égaler nous autres esprits ? Faust, où
es-tu ? Toi qui m’attirais ici de toute ta force et de toute
ta voix, est-ce bien toi-même que l’effroi glace jusque dans les
sources de la vie et prosterne devant moi comme un lâche insecte
qui rampe ?
FAUST.
Pourquoi te céderais-je, fantôme de flamme ? Je suis Faust,
je suis ton égal.
L’ESPRIT.
Dans l’océan de la vie, et dans la tempête de l’action, je monte
et descends, je vais et je viens ! Naissance et tombe !
Mer éternelle, trame changeante, vie énergique, dont j’ourdis, au
métier bourdonnant du temps, les tissus impérissables, vêtements
animés de Dieu !
FAUST.
Esprit créateur, qui ondoies autour du vaste univers, combien je
me sens près de toi !
L’ESPRIT.
Tu es l’égal de l’esprit que tu conçois, mais tu n’es pas égal à
moi.
Il disparaît.
FAUST, tombant à la renverse.
Pas à toi !… À qui donc ?… Moi ! l’image de
Dieu ! pas seulement à toi ! (On frappe.)
Ô mort ! Je m’en doute ; c’est mon serviteur. Et voilà
tout l’éclat de ma félicité réduit à rien !… Faut-il qu’une
vision aussi sublime se trouve anéantie par un misérable
valet !
VAGNER, en robe de chambre et bonnet de nuit, une lampe à la
main.
FAUST se détourne avec mauvaise humeur.
VAGNER.
Pardonnez ! Je vous entendais déclamer ; vous lisez
sûrement une tragédie grecque, et je pourrais profiter dans cet
art, qui est aujourd’hui fort en faveur. J’ai entendu dire souvent
qu’un comédien peut en remontrer à un prêtre.
FAUST.
Oui, si le prêtre est un comédien, comme il peut bien arriver de
notre temps.
VAGNER.
Ah ! quand on est ainsi relégué dans son cabinet, et qu’on
voit le monde à peine les jours de fête, et de loin seulement, au
travers d’une lunette, comment peut-on aspirer à le conduire un
jour par la persuasion ?
FAUST.
Vous n’y atteindrez jamais si vous ne sentez pas fortement, si
l’inspiration ne se presse pas hors de votre âme, et si, par la
plus violente émotion, elle n’entraîne pas les cœurs de tous ceux
qui écoutent. Allez donc vous concentrer en vous-même, mêler et
réchauffer ensemble les restes d’un autre festin pour en former un
petit ragoût !… Faites jaillir une misérable flamme du tas de
cendres où vous soufflez !… Alors vous pourrez vous attendre à
l’admiration des enfants et des singes, si le cœur vous en
dit ; mais jamais vous n’agirez sur celui des autres, si votre
éloquence ne part pas du cœur même.
VAGNER.
Mais le débit fait le bonheur de l’orateur ; et je sens
bien que je suis encore loin de compte.
FAUST.
Cherchez donc un succès honnête, et ne vous attachez point aux
grelots d’une brillante folie ; il ne faut pas tant d’art pour
faire supporter la raison et le bon sens, et, si vous avez à dire
quelque chose de sérieux, ce n’est point aux mots qu’il faut vous
appliquer davantage. Oui, vos discours si brillants, où vous parez
si bien les bagatelles de l’humanité, sont stériles comme le vent
brumeux de l’automne qui murmure parmi les feuilles séchées.
VAGNER.
Ah ! Dieu ! l’art est long, et notre vie est
courte ! Pour moi, au milieu de mes travaux littéraires, je me
sens souvent mal à la tête et au cœur. Que de difficultés n’y
a-t-il pas à trouver le moyen de remonter aux sources ! Et un
pauvre diable peut très-bien mourir avant d’avoir fait la moitié du
chemin.
FAUST.
Un parchemin serait-il bien la source divine où notre âme peut
apaiser sa soif éternelle ? Vous n’êtes pas consolé, si la
consolation ne jaillit point de votre propre cœur.
VAGNER.
Pardonnez-moi ! C’est une grande jouissance que de se
transporter dans l’esprit des temps passés, de voir comme un sage a
pensé avant nous, et comment, partis de loin, nous l’avons si
victorieusement dépassé.
FAUST.
Oh ! sans doute ! jusqu’aux étoiles. Mon ami, les
siècles écoulés sont pour nous le livre aux sept cachets ; ce
que vous appelez l’esprit des temps n’est au fond que l’esprit même
des auteurs, où les temps se réfléchissent. Et c’est vraiment une
misère le plus souvent ! Le premier coup d’œil suffit pour
vous mettre en fuite. C’est comme un sac à immondices, un vieux
garde-meuble, ou plutôt une de ces parades de place publique,
remplies de belles maximes de morale, comme on en met d’ordinaire
dans la bouche des marionnettes !
VAGNER.
Mais le monde ! le cœur et l’esprit des hommes !…
Chacun peut bien désirer d’en connaître quelque chose.
FAUST.
Oui, ce qu’on appelle connaître. Qui osera nommer l’enfant de
son nom véritable ? Le peu d’hommes qui ont su quelque chose,
et qui ont été assez fous pour ne point garder leur secret dans
leur propre cœur, ceux qui ont découvert au peuple leurs sentiments
et leurs vues, ont été de tout temps crucifiés et brûlés. — Je vous
prie, mon ami, de vous retirer. Il se fait tard ; nous en
resterons là pour cette fois.
VAGNER.
J’aurais veillé plus longtemps volontiers, pour profiter de
l’entretien d’un homme aussi instruit que vous ; mais, demain,
comme au jour de Pâques dernier, vous voudrez bien me permettre une
autre demande. Je me suis abandonné à l’étude avec zèle, et je sais
beaucoup, il est vrai ; mais je voudrais tout savoir.
Il sort.
FAUST, seul.
Comme toute espérance n’abandonne jamais une pauvre tête !
Celui-ci ne s’attache qu’à des bagatelles, sa main avide creuse la
terre pour chercher des trésors ; mais qu’il trouve un
vermisseau, et le voilà content.
Comment la voix d’un tel homme a-t-elle osé retentir en ces
lieux, où le souffle de l’Esprit vient de m’environner !
Cependant, hélas ! je te remercie pour cette fois, ô le plus
misérable des enfants de la terre ! Tu m’arraches au désespoir
qui allait dévorer ma raison. Ah ! l’apparition était si
gigantesque, que je dus vraiment me sentir comme un nain vis-à-vis
d’elle.
Moi, l’image de Dieu, qui me croyais déjà parvenu au miroir de
l’éternelle vérité ; qui, dépouillé, isolé des enfants de la
terre, aspirais à toute la clarté du ciel ; moi qui croyais,
supérieur aux chérubins, pouvoir nager librement dans les veines de
la nature, et, créateur aussi, jouir de la vie d’un Dieu, ai-je pu
mesurer mes pressentiments à une telle élévation !… Et combien
je dois expier tant d’audace ! Une parole foudroyante vient de
me rejeter bien loin !
N’ai-je pas prétendu t’égaler ?… Mais, si j’ai possédé
assez de force pour t’attirer à moi, il ne m’en est plus resté pour
t’y retenir. Dans cet heureux moment, je me sentais tout à la fois
si petit et si grand ! tu m’as cruellement repoussé dans
l’incertitude de l’humanité.
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