On passe à une danse nouvelle; viens maintenant, nous les prendrons.

 

FAUST (dansant avec la jeune)

Hier, un aimable mensonge me fit voir un jeune arbre en songe, Deux beaux fruits semblaient y briller.

J'y montai : c'était un pommier.

 

LA BELLE

Les deux pommes de votre rêve sont celles de notre mère Eve ; Mais vous voyez que le destin Les mit aussi dans mon jardin.

 

MEPHISTOPHELES (avec la vieille)

Hier, un dégoûtant mensonge me fit voir un vieil arbre en songe

 

LA VIEILLE

Salut! qu'il soit le bienvenu, Le chevalier du pied cornu !

 

PROCTOPHANTASMIST

Maudites gens! Qu'est-ce qui se passe entre vous? Ne vous a-t-on pas instruits dès longtemps ? Jamais un esprit ne se tient sur ses pieds ordinaires. vous dansez maintenant comme nous autres hommes.

 

LA BELLE (dansant)

Qu'est-ce qu'il veut dans notre bal, celui-ci ?

 

FAUST (dansant)

Eh! il est le même en tout. Il faut qu'il juge ce que les autres dansent. S'il ne trouvait point à dire son avis sur un pas, le pas serait comme non avenu. Ce qui le pique le plus, c'est de vous voir avancer. Si vous vouliez tourner en cercle, comme il fait dans son vieux moulin, à chaque tour, il trouverait tout bon, surtout si vous aviez bien soin de le saluer.

 

PROCTOPHANTASMIST

vous êtes donc toujours là! Non, c'est inouï. Disparaissez donc! Nous avons déjà tout éclairci; la canaille des diables ne connaît aucun frein; nous sommes bien prudents, et cependant le creuset est toujours aussi plein. Que de temps n'ai-je pas employé dans cette idée! et rien ne s'épure. C'est pourtant inouï.

 

LA BELLE

Alors, cesse donc de nous ennuyer ici.

 

PROCTOPHANTASMIST

Je le dis à votre nez, Esprits : je ne puis souffrir le despotisme d'esprit; et mon esprit ne peut l'exercer. (On danse toujours.) Aujourd'hui, je le vois, rien ne peut me réussir. Cependant je fais toujours un voyage, et j'espère encore à mon dernier pas mettre en déroute les diables et les poètes.

 

 

MEPHISTOPHELES

Il va tout de suite se placer dans une mare; c'est la manière dont il se soulage, et quand une sangsue s'est bien délectée après son derrière, il se trouve guéri des Esprits et de l'esprit. (A Faust, qui a quitté la danse.) Pourquoi as tu donc laissé partir la jeune fille, qui chantait si agréablement à la danse ?

 

FAUST

Ah! au milieu de ses chants, une souris rouge s'est échappée de sa bouche.

 

MEPHISTOPHELES

Eh bien! c'était naturel! Il ne faut pas faire attention à ça. Il suffit que la souris ne soit pas grise. Qui peut y attacher de l'importance à l'heure du berger?

 

FAUST

Que vois-je là ?

 

MEPHISTOPHELES

Quoi?

 

FAUST

Méphisto, vois-tu une fille pâle et belle qui demeure seule dans l'éloignement ? Elle se retire languissamment de ce lieu, et semble marcher les fers aux pieds. Je crois m'apercevoir qu'elle ressemble à la bonne Marguerite.

 

MEPHISTOPHELES

Laisse celai personne ne s'en trouve bien. C'est une figure magique, sans vie, une idole. Il n'est pas bon de la rencontrer ; son regard fixe engourdit le sang de l'homme et le change presque en pierre. As-tu déjà entendu parler de la Méduse ?

FAUST

Ce sont vraiment les yeux d'un mort, qu'une main chérie n'a point fermés. C'est bien là le sein que Marguerite m'abandonna, c'est bien le corps si doux que je possédai!

 

MEPHISTOPHELES

C'est de la magie, pauvre fou, car chacun croit y retrouver celle qu'il aime.

 

 

FAUST

Quelles délices!… et quelles souffrances! Je ne puis m'arracher à ce regard. Qu'il est singulier, cet unique ruban rouge qui semble parer ce beau cou… pas plus large. que le dos d'un couteau!

 

MEPHISTOPHELES

Fort bien! Je le vois aussi ; elle peut bien porter sa tête sous son bras ; car Persée la lui a coupée. - Toujours cette chimère dans l'esprit! viens donc sur cette colline ; elle est aussi gaie que le Prater. Eh! je ne me trompe pas, c'est un théâtre que je vois. Qu'est-ce qu'on y donne donc ?

 

SERVIBILIS

On va recommencer une nouvelle pièce ; la dernière des sept. C'est l'usage ici d'en donner autant. C'est un dilettante qui l'a écrite, et ce sont des dilettantes qui la jouent.

Pardonnez-moi, messieurs, si je disparais, mais j'aime à lever le rideau.

 

MEPHISTOPHELES

Si je vous rencontre sur le Blocksberg, je le trouve tout simple ; car c'est bien à vous qu'il appartient d'y être.

 

WALPURGISNACHTSTRAUM (Songe d'une nuit de Sabbat)

ou

NOCES D'OR D'OBÉRON ET DE TITANIA

 

INTERMEDE

 

DIRECTEUR DU THÉATRE

Aujourd'hui nous nous reposons, Fils de Mieding, de notre peine :

Vieille montagne et frais vallons formeront le lieu de la scène.

 

HÉRAUT

Les noces d'or communément se font après cinquante années ; Mais les brouilles sont terminées, Et l'or me plaît infiniment.

 

OBERON

Messieurs, en cette circonstance, Montrez votre esprit comme moi ; Aujourd'hui, la reine et le roi Contractent nouvelle alliance.

 

PUCK

Puck arrive assez gauchement En tournant son pied en spirales ; Puis cent autres par intervalles autour de lui dansent gaîment.

 

ARIEL

Pour les airs divins qu'il module, Ariel veut gonfler sa voix ;

Son chant est souvent ridicule, Mais rencontre assez bien parfois.

 

OBÉRON

Notre union vraiment est rare, Qu'on prenne exemple sur nous deux !

Quand bien longtemps on les sépare, Les époux s'aiment beaucoup mieux.

 

TITANIA

Epoux sont unis, Dieu sait comme :

Voulez-vous les mettre d'accord ?…

Au fond du midi menez l'homme, Menez la femme au fond du nord.

 

ORCHESTRE (tutti, fortissimo) Nez de mouches et becs d'oiseaux, Suivant mille métamorphoses, Grenouilles, grillons et crapauds, Ce sont bien là nos virtuoses.

 

SOLO

De la cornemuse écoutez, Messieurs, la musique divine :

On entend bien, ou l'on devine, Le schnickschnack qui vous sort du nez.

 

ESPRIT (qui vient lie se former)A l'embryon qui vient de naître Ailes et pattes on joindra ; C'est moins qu'un insecte peut-être…

Mais c'est au moins un opéra.

 

UN PETIT COUPLE

Dans les brouillards et la rosée Tu t'élances… à petits pas ; Ta démarche sage et posée Nous plaît, mais ne s'élève pas.

 

UN VOYAGEUR CURIEUX

Une mascarade, sans doute, En ce jour abuse mes yeux ;

Trouverai-je bien sur ma route Obéron, beau parmis les dieux?

 

ORTHODOXE Ni griffes ni queue, ah ! c'est drôle. Ils me sont cependant suspects :

Ces diables-là, sur ma parole, Ressemblent fort aux dieux des Grecs.

 

ARTISTE DU NORD

Ebauches, esquisses, ou folie, Voilà mon travail jusqu'ici ; Pourtant je me prépare aussi Pour mon voyage d'Italie.

 

 

PURISTE

Ah ! plaignez mon malheur, passants, Mes espérances sont trompées :

Des sorcières qu'on voit céans, Il n'en est que deux de poudrées.

 

JEUNE SORCIERE

Poudre et robes, c'est ce qu'il faut aux vieilles qui craignent la vue ; Pour moi, sur mon bouc je suis nue, Car mon corps n'a point de défaut.

 

MATRONE

Ah ! vous serez bientôt des nôtres, Ma chère, je le parierais; Votre corps, si jeune et si frais, Se pourrira, comme tant d'autres.

 

MAITRE DE CHAPELLE

Nez de mouches et becs d'oiseaux, Ne me cachez pas la nature; Grenouilles, grillons et crapauds, Tenez-vous au moins en mesure.

 

GIROUETTE (tournée d'un côté)

Bonne compagnie en ces lieux :

Hommes, femmes, sont tous, je pense,

Gens de la plus belle espérance; Que peut-on désirer de mieux?

GIROUETTE (tournée d'un autre côté)

Si la terre n'ouvre bientôt un abîme à cette canaille, Dans l'enfer, où je veux qu'elle aille, Je me précipite aussitôt.

 

XÉNIES

Vrais insectes de circonstance, De bons ciseaux l'on nous arma, Pour faire honneur à la puissance De Satan, notre grand-papa.

 

HENNINGS

Ces coquins, que tout homme abhorre, Naïvement chantent en chœur; Auront-ils bien le front encore De nous parler de leur bon cœur?

 

MUSAGETE

Des sorcières la sombre masse Pour mon esprit a mille appas; Je saurais mieux guider leurs pas que ceux des vierges du Pamasse.

 

CI DEVANT GÉNIE DU TEMPS

Les braves gens entrent partout:

Le Blocksberg est un vrai Pamasse…

Prends ma perruque par un bout, Tout le monde ici trouve place.

 

 

 

VOYAGEUR CURIEUX

Dites-moi, cet homme si grand,

Après qui donc court-il si vite ?

Dans tous les coins il va flairant…

Il chasse sans doute au jésuite.

 

GRUE

Quant à moi, je chasse aux poissons

En eau trouble comme en eau claire :

Mais les gens dévots, d'ordinaire,

Sont mêlés avec les démons.

 

MONDAIN

Les dévots trouvent dans la foi

Toujours un puissant véhicule,

Et sur le Blocksberg, croyez-moi,

Se tient plus d'un conventicule.

 

DANSEUR

Déjà viennent des chœurs nouveaux :

Quel bruit fait frémir la nature ?

Paix ! du héron dans les roseaux

C'est le monotone murmure.

 

DOGMATIQUE

Moi, sans crainte je le soutiens,

La critique au doute s'oppose,

Car si le diable est quelque chose,

Comment donc ne serait-il rien ?

 

IDÉALISTE

La fantaisie, hors de sa route,

Conduit l'esprit je ne sais où,

Aussi, si je suis tout, sans doute

Aujourd'hui je ne suis qu'un fou.

 

RÉALISTE

Sondant les profondeurs de l'être,

Mon esprit s'est mis à l'envers ;

A présent, je puis reconnaître

Que je marche un peu de travers.

 

 

SUPERNATURALISTE

Quelle fête! quelle bombance!

Ah ! vraiment je m'en réjouis,

Puisque, d'après l'enfer,

je pense Pouvoir juger du paradis.

 

SCEPTIQUE

Follets, illusion aimable,

Séduisent beaucoup ces gens-ci ;

Le doute paraît plaire au diable,

Je vais donc me fixer ici. .

 

MAITRE DE CHAPELLE

En mesure, maudites bêtes!

Nez de mouches et becs d'oiseaux

Grenouilles, grillons et crapauds,

Ah ! quels dilettantes vous êtes !

 

LES SOUPLES

Qui peut avoir plus de vertus

Qu'un sans-souci ?… rien ne l'arrête ;

Quand les pieds ne le portent plus,

Il marche très bien sur la tête.

 

LES EMBARRASSÉS

Autrefois nous vivions gaîment,

Aux bons repas toujours fidèles :

Mais ayant usé nos semelles

Nous courons nu-pieds à présent.

 

FOLLETS

Nous sommes enfants de la boue,

Cependant plaçons-nous devant ;

Car, puisqu'ici chacun nous loue,

Il faut prendre un maintien galant.

 

ÉTOILE (tombée)

Tombée et gisante sur l'herbe,

Du sort je subis les décrets ;

A ma gloire, à mon rang superbe,

Qui peut me rendre désormais ?

 

LES MASSIFS

Place ! place ! au poids formidable,

Qui sur le sol tombe d'aplomb :

Ce sont des esprits !… lourds en diable,

Car ils ont des membres de plomb.

 

PUCK

Gros éléphants, ou pour bien dire,

Esprits, marchez moins lourdement:

Le plus massif en ce moment,

C'est Puck, dont la face fait rire.

ARIEL Si la nature, ou si l'esprit,

Vous pourvut d'ailes azurées,

Suivez mon vol dans ces contrées,

Où la rose pour moi fleurit.

 

L'ORCHESTRE (pianissimo)

Les brouillards, appuis du mensonge,

S'éclaircissent sur ces coteaux :

Le vent frémit dans les roseaux…

Et tout a fui comme un vain songe.

 

JOUR SOMBRE. UN CHAMP

 

FAUST, MEPHISTOPHELES

 

FAUST

Dans le malheur ! … le désespoir ! Longtemps misérablement égarée sur la terre, et maintenant captive! Jetée, comme une criminelle,dans un cachot, la douce et malheureuse créature se voit réservée à d'insupportables tortures!Jusque-là, jusque-là! - Imposteur, indigne esprit!… et tu me le cachais! Reste maintenant, reste! Roule avec furie tes yeux de démon dans ta tête infâme I- Reste! et brave-moi par ton insoutenable présence! Captive! accablée d'un malheur irréparable! abandonnée aux mauvais esprits et à l'inflexible justice des hommes!… Et tu m'entraînes pendant ce temps à de dégoûtantes fêtes, tu me caches sa misère toujours croissante, et tu l'abandonnes sans secours au trépas qui va l'atteindre !

 

MEPHISTOPHELES

Elle n'est pas la première.

FAUST Chien! exécrable monstre! - Change-le, Esprit infini! qu'il reprenne sa première forme de chien, sous laquelle il se plaisait souvent à marcher la nuit devant moi, pour se rouler devant les pieds du voyageur. tranquille, et se jeter sur ses épaules après l'avoir renversé! Rends-lui la figure qu'il aime ; que, dans le sable, il rampe devant moi sur le ventre, et que je le foule aux pieds, le maudit ! - Ce n'est pas la première! - Horreur! horreur!s qu'aucune âme humaine ne peut comprendre! plus d'une créature plongée dans l'abîme d'une telle infortune! Et la première, dans les tortures de la mort, n'a pas suffi pour racheter les péchés des autres, aux yeux de l'éternelle miséricorde! La souffrance de cette seule créature dessèche la moelle de mes os, et dévore rapidement les années de ma vie ; et toi, tu souris tranquillement à la pensée qu'elle partage le sort d'un millier d'autres.

 

MEPHISTOPHELES

Nous sommes encore aux premières limites de notre esprit, que celui de vous autres hommes est déjà dépaysé.

Pourquoi marcher dans notre compagnie, si tu ne peux en supporter les conséquences? Tu veux voler, et n'es pas assuré contre le vertige! Est-ce nous qui t'avons invoqué, ou si c'est le contraire ?

 

FAUST

Ne grince pas si près de moi tes dents avides. Tu me dégoûtes! - Sublime Esprit, toi qui m'as jugé digne de te contempler, pourquoi m'avoir accouplé à ce compagnon d'opprobre, qui se nourrit de carnage et se délecte de destruction ? .

 

MEPHISTOPHELES

Est-ce fini ?

 

FAUST

Sauve-la!… ou malheur à toi! la plus horrible malédiction sur toi, pour des milliers d'années!

 

MEPHISTOPHELES

Je ne puis détacher les chaînes de la vengeance, je ne puis ouvrir les verrous. - Sauve-la! - Qui donc l'a entraînée à sa perte?… Moi ou toi? (Faust lance autour de lui des regards sauvages.) Cherches-tu le tonnerre? Il est heureux qu'il ne soit pas confié à de chétifs mortels.

Ecraser l'innocent qui résiste, c'est un moyen que les tyrans emploient pour se faire place en mainte circonstance.

 

FAUST

Conduis-moi où elle est! il faut qu'elle soit libre !

 

 

MEPHISTOPHELES

Et le péril auquel tu t'exposes! Sache que le sang répandu de ta main fume encore dans cette ville.