Qui m’instruira désormais, et que
dois-je éviter ? Faut-il obéir à cette impulsion ?
Ah ! nos actions mêmes, aussi bien que nos souffrances,
arrêtent le cours de notre vie.
Une matière de plus en plus étrangère à nous s’oppose à tout ce
que l’esprit conçoit de sublime ; quand nous atteignons aux
biens de ce monde, nous traitons de mensonge et de chimère tout ce
qui vaut mieux qu’eux. Les nobles sentiments qui nous donnent la
vie languissent étouffés sous les sensations de la terre.
L’imagination, qui, déployant la hardiesse de son vol, a voulu,
pleine d’espérance, s’étendre dans l’éternité, se contente alors
d’un petit espace, dès qu’elle voit tout ce qu’elle rêvait de
bonheur s’évanouir dans l’abîme du temps. Au fond de notre cœur,
l’inquiétude vient s’établir, elle y produit de secrètes douleurs,
elle s’y agite sans cesse, en y détruisant joie et repos ;
elle se pare toujours de masques nouveaux : c’est tantôt une
maison, une cour ; tantôt une femme, un enfant ; c’est
encore du feu, de l’eau, un poignard, du poison !… Nous
tremblons devant tout ce qui ne nous atteindra pas, et nous
pleurons sans cesse ce que nous n’avons point perdu !
Je n’égale pas Dieu ! Je le sens trop profondément ;
je ne ressemble qu’au ver, habitant de la poussière, au ver, que le
pied du voyageur écrase et ensevelit pendant qu’il y cherche une
nourriture.
N’est-ce donc point la poussière même, tout ce que cette haute
muraille me conserve sur cent tablettes, toute cette friperie dont
les bagatelles m’enchaînent à ce monde de vers ?… Dois-je
trouver ici ce qui me manque ? Il me faudra peut-être lire
dans ces milliers de volumes, pour y voir que les hommes se sont
tourmentés sur tout, et que çà et là un heureux s’est montré sur la
terre ! — Ô toi, pauvre crâne vide, pourquoi sembles-tu
m’adresser ton ricanement ? Est-ce pour me dire qu’il a été un
temps où ton cerveau fut, comme le mien, rempli d’idées
confuses ? qu’il chercha le grand jour, et qu’au milieu d’un
triste crépuscule, il erra misérablement dans la recherche de la
vérité ? Instruments que je vois ici, vous semblez me narguer
avec toutes vos roues, vos dents, vos anses et vos cylindres !
J’étais à la porte, et vous deviez me servir de clef. Vous êtes, il
est vrai, plus hérissés qu’une clef ; mais vous ne levez pas
les verrous. Mystérieuse au grand jour, la nature ne se laisse
point dévoiler, et il n’est ni levier ni machine qui puisse la
contraindre à faire voir à mon esprit ce qu’elle a résolu de lui
cacher. Si tout ce vieil attirail, qui jamais ne me fut utile, se
trouve ici, c’est que mon père l’y rassembla. Poulie antique, la
sombre lampe de mon pupitre t’a longtemps noircie ! Ah !
j’aurais bien mieux fait de dissiper le peu qui m’est resté, que
d’en embarrasser mes veilles ! — Ce que tu as hérité de ton
père, acquiers-le pour le posséder. Ce qui ne sert point est un
pesant fardeau, mais ce que l’esprit peut créer en un instant,
voilà ce qui est utile !
Pourquoi donc mon regard s’élève-t-il toujours vers ce
lieu ? Ce petit flacon a-t-il pour les yeux un attrait
magnétique ? pourquoi tout à coup me semble-t-il que mon
esprit jouit de plus de lumière, comme une forêt sombre où la lune
jette un rayon de sa clarté ?
Je te salue, fiole solitaire que je saisis avec un pieux
respect ! en toi, j’honore l’esprit de l’homme et son
industrie. Remplie d’un extrait des sucs les plus doux, favorables
au sommeil, tu contiens aussi toutes les forces qui donnent la
mort ; accorde tes faveurs à celui qui te possède ! Je te
vois, et ma douleur s’apaise ; je te saisis, et mon agitation
diminue, et la tempête de mon esprit se calme peu à peu ! Je
me sens entraîné dans le vaste Océan, le miroir des eaux marines se
déroule silencieusement à mes pieds, un nouveau jour se lève au
loin sur les plages inconnues.
Un char de feu plane dans l’air, et ses ailes rapides s’abattent
près de moi ; je me sens prêt à tenter des chemins nouveaux
dans la plaine des cieux, au travers de l’activité des sphères
nouvelles. Mais cette existence sublime, ces ravissements divins,
comment, ver chétif, peux-tu les mériter ?… C’est en cessant
d’exposer ton corps au doux soleil de la terre, en te hasardant à
enfoncer ces portes devant lesquelles chacun frémit. Voici le temps
de prouver par des actions que la dignité de l’homme ne le cède
point à la grandeur d’un Dieu ! Il ne faut pas trembler devant
ce gouffre obscur, où l’imagination semble se condamner à ses
propres tourments ; devant cette étroite avenue où tout
l’enfer étincelle ! Ose d’un pas hardi aborder ce
passage : au risque même d’y rencontrer le néant !
Sors maintenant, coupe d’un pur cristal, sors de ton vieil étui,
où je t’oubliai pendant de si longues années. Tu brillais jadis aux
festins de mes pères, tu déridais les plus sérieux convives, qui te
passaient de mains en mains : chacun se faisait un devoir,
lorsque venait son tour, de célébrer en vers la beauté des
ciselures qui t’environnent, et de te vider d’un seul trait. Tu me
rappelles les nuits de ma jeunesse ; je ne t’offrirai plus à
aucun voisin, je ne célébrerai plus tes ornements précieux. Voici
une liqueur que je dois boire pieusement, elle te remplit de ses
flots noirâtres ; je l’ai préparée, je l’ai choisie, elle sera
ma boisson dernière, et je la consacre avec toute mon âme, comme
libation solennelle, à l’aurore d’un jour plus beau.
Il porte la coupe à sa bouche. — Son des cloches et
chants des chœurs.
CHŒUR DES ANGES.
Christ est ressuscité ! Joie au mortel qui languit
ici-bas dans les liens du vice et de l’iniquité !
FAUST.
Quels murmures sourds, quels sons éclatants arrachent
puissamment la coupe à mes lèvres altérées ? Le bourdonnement
des cloches annonce-t-il déjà la première heure de la fête de
Pâques ? Les chœurs divins entonnent-ils les chants de
consolation, qui, partis de la nuit du tombeau, et répétés par les
lèvres des anges, furent le premier gage d’une alliance
nouvelle ?
CHŒUR DES FEMMES.
D’huiles embaumées, nous, ses fidèles, avions baigné ses
membres nus ! Nous l’avions couché dans la tombe, ceint de
bandelettes et de fins tissus ! Et cependant, hélas ! le
Christ n’est plus ici, nous ne le trouvons plus !
CHŒUR DES ANGES.
Christ est ressuscité ! Heureuse l’âme aimante qui
supporte l’épreuve des tourments et des injures avec une humble
piété !
FAUST.
Pourquoi, chants du ciel, chants puissants et doux, me
cherchez-vous dans la poussière ? Retentissez pour ceux que
vous touchez encore. J’écoute bien la nouvelle que vous
apportez ; mais la foi me manque pour y croire : le
miracle est l’enfant le plus chéri de la foi. Pour moi, je n’ose
aspirer à cette sphère où retentit l’annonce de la bonne
nouvelle ; et cependant, par ces chants dont mon enfance
fut bercée, je me sens rappelé dans la vie. Autrefois, le baiser de
l’amour céleste descendait sur moi, pendant le silence solennel du
dimanche ; alors, le son grave des cloches me berçait de doux
pressentiments, et une prière était la jouissance la plus ardente
de mon cœur ; des désirs aussi incompréhensibles que purs
m’entraînaient vers les forêts et les prairies, et, dans un torrent
de larmes délicieuses, tout un monde inconnu se révélait à moi. Ces
chants précédaient les jeux aimables de la jeunesse et les plaisirs
de la fête du printemps : le souvenir, tout plein de
sentiments d’enfance, m’arrête au dernier pas que j’allais
hasarder. Oh ! retentissez encore, doux cantiques du
ciel ! mes larmes coulent, la terre m’a reconquis !
CHŒUR DES DISCIPLES.
Il s’est élancé de la tombe, plein d’existence et de
majesté ! Il approche du séjour des joies impérissables !
Hélas ! et nous voici replongés seuls dans les misères de ce
monde ! Il nous laisse languir ici-bas, nous ses
fidèles ! Ô maître ! nous souffrons de ton
bonheur !
CHŒUR DES ANGES.
Christ est ressuscité de la corruption ! En allégresse,
rompez vos fers ! Ô vous qui le glorifiez par l’action, et qui
témoignez de lui par l’amour ; vous qui partagez avec vos
frères, et qui marchez en prêchant sa parole ! Voici le maître
qui vient, vous promettant les joies du ciel ! Le Seigneur
approche, il est ici !
Devant la porte de la ville
PROMENEURS (sortant en tous sens)
PLUSIEURS COMPAGNONS OUVRIERS
Pourquoi allez-vous par là ?
D'AUTRES
Nous allons au rendez-vous de chasse.
LES PREMIERS
Pour nous, nous gagnons le moulin.
UN OUVRIER
Je vous conseille d'aller plutôt vers l'étang.
UN AUTRE
La route n'est pas belle de ce côté-là.
TOUS DEUX ENSEMBLE
Que fais-tu, toi ?
UN TROISIEME
Je vais avec les autres.
UN QUATRIEME
Venez donc à Burgdorf; vous y trouverez pour sûr les plus jolies
filles, la plus forte bière et des intrigues du meilleur genre.
UN CINQUIEME
Tu es un plaisant compagnon! L'épaule te démange-t-elle pour la
troisième fois ? Je n'y vais pas, j'ai trop peur de cet
endroit-là.
UNE SERVANTE
Non, non, je retourne à la ville.
UNE AUTRE
Nous le trouverons sans doute sous ces peupliers.
LA PREMIERE
Ce n'est pas un grand plaisir pour moi ; il viendra se
mettre à tes côtés, il ne dansera sur la pelouse qu'avec toi ;
que me revient-il donc de tes amusements ?
L'AUTRE
Aujourd'hui, il ne sera sûrement pas seul; le blondin, m'a-t-il
dit, doit venir avec lui.
UN ÉCOLIER
Regarde comme ces servantes vont vite. viens donc, frère; nous
les accompagnerons. De la bière forte, du tabac piquant et une
fille endimanchée ; c'est là mon goût favori.
UNE BOURGEOISE
Vois donc ces jolis garçons! C'est vraiment une honte; ils
pourraient avoir la meilleure compagnie, et courent après ces
filles!
LE SECOND ÉCOLIER (au premier)
Pas si vite! Il en vient deux derrière nous qui sont fort
joliment mises. L'une d'elles est ma voisine, et je me suis un peu
coiffé de la jeune personne. Elles vont à pas lents, et ne
tarderaient pas à nous prendre avec elles.
LE PREMIER
Non, frère ; je n'aime pas la gêne. viens vite, que nous ne
perdions pas de vue le gibier. La main qui samedi tient un balai,
est celle qui dimanche vous caresse le mieux.
UN BOURGEOIS
Non, le nouveau bourgmestre ne me revient pas : à présent
que le voilà parvenu, il va devenir plus fier de jour en jour. Et
que fait-il donc pour la ville ? Tout ne va-t-il pas de plus
en plus mal ? Il faut obéir plus que jamais, et payer plus
qu'auparavant.
UN MENDIANT (chante)
Mes bons seigneurs, mes belles dames, Si bien vêtus et si
joyeux, Daignez, en passant, nobles âmes, Sur mon malheur baisser
les yeux :
A de bons cœurs comme les vôtres Bien faire cause un doux
émoi ; Qu'un jour de fête pour tant d'autres Soit un jour de
moisson pour moi !
UN AUTRE BOURGEOIS
Je ne sais rien de mieux, les dimanches et fêtes, que de parler
de guerres et de combats, pendant que, bien loin, dans la Turquie,
les peuples s'assomment entre eux. On est à la fenêtre, on prend
son petit verre, et l'on voit la rivière se barioler de bâtiments
de toutes couleurs; le soir on rentre gaiement chez soi, en
bénissant la paix et le temps de paix dont nous jouissons.
TROISIEME BOURGEOIS
Je suis comme vous, mon cher voisin : qu'on se fende la
tête ailleurs, et que tout aille au diable ; pourvu que chez
moi rien ne soit dérangé.
UNE VIEILLE (à de jeunes demoiselles)
Eh! comme elles sont bien parées! La belle jeunesse.
Qui est-ce qui ne deviendrait pas fou de vous voir ?
Allons, moins de fierté!… C'est bon! je suis capable de vous
procurer tout ce que vous pourrez souhaiter.
LES JEUNES BOURGEOISES
viens, Agathe! je craindrais d'être vue en public avec une
pareille sorcière : elle me fit pourtant voir, à la nuit de
Saint-André, mon futur amant en personne.
UNE AUTRE
Elle me le montra aussi à moi dans un cristal, habillé en
soldat, avec beaucoup d'autres. Je regarde autour de moi, mais j'ai
beau le chercher partout, il ne veut pas se montrer.
DES SOLDATS
Villes entourées De murs et de tours ; Fillettes parées
D'attraits et d'atours !…
L'honneur nous commande De tenter l'assaut ; Si la peine
est grande, Le succès la vaut.
Au son des trompettes, Les braves soldats S'élancent aux fêtes,
Ou bien aux combats :
Fillettes et villes font les difficiles…
Tout se rend bientôt :
L'honneur nous commande !
Si la peine est grande, Le succès la vaut!
FAUST ET VAGNER
FAUST
Les torrents et les ruisseaux ont rompu leur prison de glace au
sourire doux et vivifiant du printemps ; une heureuse
espérance verdit dans la vallée; le vieil hiver, qui s'affaiblit de
jour en jour, se retire peu à peu vers les montagnes escarpées.
Dans sa fuite, il lance sur le gazon des prairies quelques regards
glacés mais impuissants; le soleil ne souffre plus rien de blanc en
sa présence, partout règnent l'illusion, la vie ; tout s'anime
sous ses rayons de couleurs nouvelles. Cependant prendrait-il en
passant pour des fleurs cette multitude de gens endimanchés dont la
campagne est couverte ? Détournons-nous donc de ces collines
pour retourner à la ville.
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