Enclins à causer du dommage, ils écoutent volontiers votre appel, ils vous obéissent même, parce qu'ils aiment à vous tromper ; ils s'annoncent confine envoyés du ciel, et quand ils mentent, c'est avec une voix angélique.

Mais retirons-nous! le monde se couvre déjà de ténèbres, l'air se rafraîchit, le brouillard tombe! C'est le soir qu'on apprécie surtout l'agrément du logis. Qu'avez-vous à vous arrêter? Que considérez-vous là avec tant d'attention ? Qui peut donc vous étonner ainsi dans le crépuscule ?


FAUST

vois-tu ce chien noir errer au travers des blés et des chaumes?


VAGNER

Je le vois depuis longtemps ; il ne me semble offrir rien d'extraordinaire.


FAUST

Considère-le bien ; pour qui prends-tu cet animal ?


VAGNER

Pour un barbet, qui cherche à sa manière la trace de son maître.


FAUST

Remarques-tu comme il tourne en spirale, en s'approchant de nous de plus en plus? Et, .si je ne me trompe, traîne derrière ses pas une trace de feu.


VAGNER

Je ne vois rien qu'un barbet noir; il se peut bien qu'un éblouissement abuse vos yeux.


FAUST

Il me semble qu'il tire à nos pieds des lacets magiques, comme pour nous attacher.


VAGNER

Je le vois incertain et craintif sauter autour de nous, parce qu'au lieu de son maître, il trouve deux inconnus.


FAUST

Le cercle se rétrécit, déjà il est proche.


VAGNER

Tu vois! ce n'est là qu'un chien, et non un fantôme. Il grogne et semble dans l'incertitude ; il se met sur le ventre, agite sa queue, toutes manières de chien.


FAUST

Accompagne-nous ; viens ici.


VAGNER

C'est une folle espèce de barbet. vous vous arrêtez, il vous attend; vous lui parlez, il s'élance à vous ; vous perdez quelque chose, il le rapportera, et sautera dans l'eau après votre canne.


FAUST

Tu as bien raison, je ne remarque en lui nulle trace d'esprit, et tout est éducation


VAGNER

Le chien, quand il est bien élevé, est digne de l'affection du sage lui-même. Oui, il mérite bien tes bontés. C'est le disciple le plus assidu des écoliers. (Ils rentrent par la porte de la ville.)

Cabinet d'étude

FAUST (entrant avec le barbet)

J'ai quitté les champs et les prairies qu'une nuit profonde environne. Je sens un religieux effroi éveiller par des pressentiments la meilleure de mes deux âmes. Les grossières sensations s'endorment avec leur activité orageuse ; je suis animé d'un ardent amour des hommes, et l'amour de Dieu me ravit aussi. Sois tranquille, barbet; ne cours pas çà et là auprès de la porte ; qu'y flaires-tu ? va te coucher derrière le poêle ; je te donnerai mon meilleur coussin ; puisque là-bas, sur le chemin de la montagne, tu nous as récréés par tes tours et par tes sauts, aie soin que je retrouve en toi maintenant un hôte parfaitement paisible.

Ah! dès que notre cellule étroite s'éclaire d'une lampe amie, la lumière pénètre aussi dans notre sein, dans notre cœur rendu à lui-même. La raison commence à parler, et l'espérance à luire ; on se baigne au ruisseau de la vie, à la source dont elle jaillit.

Ne grogne point, barbet! Les hurlements d'un animal ne peuvent s'accorder avec les divins accents qui remplissent mon âme entière. Nous sommes accoutumés à ce que les hommes déprécient ce qu'ils ne peuvent comprendre, à ce que le bon et le beau, qui souvent leur sont nuisibles, les fassent murmurer ; mais faut-il que le chien grogne à leur exemple?… Hélas! Je sens déjà qu'avec la meilleure volonté, la satisfaction ne peut plus jaillir de mon cœur…

Mais pourquoi le fleuve doit-il sitôt tarir, et nous replonger dans notre soif éternelle? J'en ai trop fait l'expérience !

Cette misère va cependant se terminer enfin ; nous apprenons à estimer ce qui s'élève au-dessus des choses de la terre, nous aspirons à une révélation, qui nulle part ne brille d'un éclat plus pur et plus beau que dans le Nouveau Testament. J'ai envie d'ouvrir le texte, et m'abandonnant une fois à des impressions naïves, de traduire le saint original dans la langue allemande qui m'est si chère. (Il ouvre un volume, et s'arrête. ) Il est écrit : Au commencement était le verbe! Ici je m'arrête déjà! Qui me soutiendra plus loin ?

Il m'est impossible d'estimer assez ce mot, le verbe! il faut que je le traduise autrement, si l'esprit daigne m'éclairer.

Il est écrit : Au commencement était l'esprit !. Réfléchissons bien sur cette première ligne, et que la plume ne se hâte pas trop! Est-ce bien l'esprit qui crée et conserve tout? Il devrait y avoir: Au commencement était la force! Cependant tout en écrivant ceci, quelque chose me dit que je ne dois pas m'arrêter à ce sens. L'esprit m'éclaire enfin! L'inspiration descend sur moi, et j'écris consolé : Au commencement était l'action !

S'il faut que je partage la chambre avec toi, barbet, cesse tes cris et tes hurlements! Je ne puis souffrir près de moi un compagnon si bruyant: il faut que l'un de nous deux quitte la chambre ! C'est malgré moi que je viole les droits de l'hospitalité ; la porte est ouverte, et tu as le champ libre. Mais que vois-je ? Cela est-il naturel? Est-ce une ombre, est-ce une réalité? Comme mon barbet vient de se gonfler! Il se lève avec effort, ce n'est plus une forme de chien. Quel spectre ai-je introduit chez moi ? Il a déjà l'air d'un hippopotame, avec ses yeux de feu et son effroyable mâchoire. Oh! je serai ton maître! Pour une bête aussi infernale, la clef de Salomon m'est nécessaire.


ESPRITS (dans la rue)

L'un des nôtres est prisonnier! Restons dehors,et qu'aucun ne le suive! Un vieux diable s'est pris ici comme un renard au piège ! Attention ! voltigeons à l'entour, et cherchons à lui porter aide! N'abandonnons pas un frère qui nous a toujours bien servis !


FAUST

D'abord, pour aborder le monstre, j'emploierai la conjuration des quatre.

Que le Salamandre s'enflamme !

Que l'ondin se replie!

Que le Sylphe s'évanouisse ! Que le Lutin travaille!

Qui ne connaîtrait pas les éléments, leur force et leurs propriétés, ne se rendrait jamais maître des esprits.

Vole en flamme, Salamandre!

Coulez ensemble en murmurant, Ondins !

Brille en éclatant météore, Sylphe !

Apporte-moi tes secours domestiques, Incubus ! incubus ! Viens ici, et feutre la marche!

Aucun des quatre n'existe dans cet animal. Il reste immobile et grince des dents devant moi ; je ne lui ai fait encore aucun mal. Tu vas m'entendre employer de plus fortes conjurations. Es-tu, mon ami, un échappé de l'enfer ? alors regarde ce signe : les noires phalanges se courbent devant lui.

Déjà il se gonfle, ses crins sont hérissés! Etre maudit! peux-tu le lire, celui qui jamais ne fut créé, l'inexprimable, adoré par tout le ciel, et criminellement transpercé ?

Relégué derrière le poêle, il. s'enfle comme un éléphant, il remplit déjà tout l'espace, et va se résoudre en vapeur.

Ne monte pas au moins jusqu'à la voûte! Viens plutôt te coucher aux pieds de ton maître. Tu vois que je ne menace pas en vain. Je suis prêt à te roussir avec le feu sacré.

N'attends pas la lumière au triple éclat! N'attends pas la plus puissante de mes conjurations !

 

MEPHISTOPHELES (entre pendant que le nuage tombe, et sort de derrière le poêle, en habit d'étudiant) D'où vient ce vacarme? Qu'est-ce qu'il y a pour le service de monsieur ?

 

FAUST. C'était donc là le contenu du barbet? Un écolier ambulant.

 

MEPHISTOPHELES Je salue le savant docteur. Vous m'avez fait suer rudement.

 

FAUST

Quel est ton nom ?

 

MEPHISTOPHELES La demande me paraît bien frivole, pour quelqu'un qui a tant de mépris pour les mots, qui toujours s'écarte des apparences, et regarde surtout le fond des êtres.

 

FAUST

Chez vous autres, messieurs, on doit pouvoir aisément deviner votre nature d'après vos noms, et c'est ce qu'on fait connaître clairement en vous appelant ennemis de Dieu, séducteurs, menteurs. Eh bien! qui donc es-tu ?

 

MEPHISTOPHELES

Une partie de cette force qui tantôt veut le mal et tantôt fait le bien.

 

FAUST

Que signifie cette énigme ?

 

MEPHISTOPHELES

Je suis l'esprit qui toujours nie ; et c'est avec justice : car tout ce qui existe est digne d'être détruit, il serait donc mieux que rien n'existât. Ainsi, tout ce que vous nommez péché, destruction, bref, ce qu'on entend par mal, voilà mon élément.

 

FAUST

Tu te nommes partie, et te voilà en entier devant moi.

 

MEPHISTOPHELES

Je te dis la modeste vérité. Si l'homme, ce petit monde de folie, se regarde ordinairement comme formant un entier, je suis, moi, une partie de la partie qui existait au commencement de tout, une partie de cette obscurité qui donna naissance à la lumière, la lumière orgueilleuse, qui maintenant dispute à sa mère la Nuit son rang antique et l'espace qu'elle occupait; ce qui ne lui réussit guère pourtant, car malgré ses efforts elle ne peut que ramper à la surface des corps qui l'arrêtent ; elle jaillit de la matière, elle y ruisselle et la colore, mais un corps suffit pour briser sa marche. Je puis donc espérer qu'elle ne sera plus de longue durée, ou qu'elle s'anéantira avec les corps eux mêmes.

 

FAUST

Maintenant, je connais tes honorables fonctions; tu ne peux anéantir la masse, et tu te rattrapes sur les détails.

 

MEPHISTOPHELES

Et franchement, je n'ai point fait grand ouvrage : ce qui s'oppose au néant, le quelque chose, ce monde matériel, quoi que j'aie entrepris jusqu'ici, je n'ai pu encore l'entamer ; et j'ai en vain déchaîné contre lui flots, tempêtes, tremblements, incendies; la mer et la terre sont demeurées tranquilles. Nous n'avons rien à gagner sur cette maudite semence, matière des animaux et des hommes.

Combien n'en ai-je pas déjà enterrés! Et toujours circule un sang frais et nouveau. Voilà la marche des choses ; c'est à en devenir fou. Mille germes s'élancent de l'air, de l'eau, comme de la terre, dans le sec, l'humide, le froid, le chaud.