Par cette porte obscure et profonde se presse une foule toute bariolée: chacun aujourd'hui se montre avec plaisir au soleil: c'est bien la résurrection du Seigneur qu'ils fêtent, car eux-mêmes sont ressuscités. Echappés aux sombres appartements de leurs maisons basses, aux liens de leurs occupations journalières, aux toits et aux plafonds qui les pressent, à la malpropreté de leurs étroites rues, à la nuit mystérieuse de leurs églises, les voilà rendus tous à la lumière. voyez donc, voyez comme la foule se précipite dans les jardins et dans les champs! que de barques joyeuses sillonnent le fleuve en long et en large!… et cette dernière qui s'écarte des autres chargée jusqu'aux bords. Les sentiers les plus lointains de la montagne brillent aussi de l'éclat des habits. J'entends déjà le bruit du village ; c'est vraiment là le paradis du peuple ; grands et petits sautent gaiement:

ici je me sens homme, ici j'ose l'être.


VAGNER

Monsieur le Docteur, il est honorable et avantageux de se promener avec vous; cependant je ne voudrais pas me confondre dans ce monde-là, car je suis ennemi de tout ce qui est grossier. Leurs violons, leurs cris, leurs amusements bruyants, je hais tout cela à la mort. Ils hurlent comme des possédés, et appellent cela de la joie et de la danse.


PAYSANS (sous les tilleuls) (Danse et chant. )

Les bergers, quittant leurs troupeaux, Mènent au son des chalumeaux Leurs belles en parure ; Sous le tilleul les voilà tous Dansant, sautant comme des fous, Ha ! ha ! ha !

Landerira !

Suivez donc la mesure !

La danse en cercle se pressait, Quand un berger, qui s'élançait, Coudoie une fillette ; Elle se retourne aussitôt, Disant : « Ce garçon est bien sot!» Ha ! ha ! ha !

Landerira !

Voyez ce malhonnête !

Ils passaient tous comme l'éclair, Et les robes volaient en l'air; Bientôt le pied vacille…

Le rouge leur montait au front, Et l'un sur l'autre, dans le rond, Ha ! ha ! ha !

Landerira !

Tous tombent à la file !

- Ne me touchez donc pas ainsi!

- Paix ! ma femme n'est point ici, La bonne circonstance ! Dehors il l'emmène soudain…

Et tout pourtant allait son train, Ha ! ha ! ha !

Landerira !

La musique et la danse.


UN VIEUX PAYSAN

Monsieur le Docteur, il est beau de votre part de ne point nous mépriser aujourd'hui, et, savant comme vous l'êtes, de venir vous mêler à toute cette cohue. Daignez donc prendre la plus belle cruche, que nous avons emplie de boisson fraîche; je vous l'apporte, et souhaite hautement non seulement qu'elle apaise votre soif, mais encore que le nombre des gouttes qu'elle contient soit ajouté à celui de vos jours.


FAUST

J'accepte ces rafraîchissements et vous offre en échange salut et reconnaissance. (Le peuple s'assemble en cercle autour d'eux. )


LE VIEUX PAYSAN

C'est vraiment fort bien fait à vous de reparaître ici un jour de gaîté. vous nous rendîtes visite autrefois dans de bien mauvais temps. Il y en a plus d'un, bien vivant aujourd'hui, et que votre père arracha à la fièvre chaude, lorsqu'il mit fin à cette peste qui désolait notre contrée. Et vous aussi, qui n'étiez alors qu'un jeune homme, vous alliez dans toutes les maisons des malades ; on emportait nombre de cadavres, mais vous, vous en sortiez toujours bien portant. vous supportâtes de rudes épreuves ; mais le Sauveur secourut celui qui nous a sauvés.


TOUS

A la santé de l'homme intrépide! Puisse-t-il longtemps encore être utile!


FAUST

Prosternez-vous devant celui qui est là-haut, c'est lui qui enseigne à secourir et qui vous envoie des secours. (Il va plus loin avec Vagner.)


VAGNER

Quelles douces sensations tu dois éprouver, ô grand homme, des honneurs que cette foule te rend! ô heureux qui peut de ses dons retirer un tel avantage! Le père te montre à son fils, chacun interroge, court et se presse, le violon s'arrête, la danse cesse. Tu passes, ils se rangent en cercle, les chapeaux volent en l'air, et peu s'en faut qu'ils ne se mettent à genoux, comme si le bon Dieu se présentait.


FAUST

Quelques pas encore, jusqu'à cette pierre, et nous pourrons nous reposer de notre promenade. Que de fois je m'y assis pensif, seul, exténué de prières et de jeûnes. Riche d'espérance, ferme dans ma foi, je croyais, par des larmes, des soupirs, des contorsions, obtenir du maître des cieux la fin de cette peste cruelle. Maintenant, les suffrages de la foule retentissent à mon oreille comme une raillerie. Oh! si tu pouvais lire dans mon cœur, combien peu le père et le fils méritent tant de renommée ! Mon père était un obscur honnête homme qui, de bien bonne foi, raisonnait à sa manière sur la nature et ses divins secrets. Il avait coutume de s'enfermer avec une société d'adeptes dans un sombre laboratoire où, d'après des recettes infinies, il opérait la transfusion des contraires. C'était un lion rouge, hardi compagnon qu'il unissait dans un bain tiède à un lis ; puis, les plaçant au milieu des flammes, il les transvasait d'un creuset dans un autre. Alors apparaissait, dans un verre, la jeune reine aux couleurs variées ; c'était là la médecine, les malades mouraient, et personne ne demandait : Qui a guéri ? c'est ainsi qu'avec des électuaires infernaux nous avons fait dans ces montagnes et ces vallées plus de ravage que l'épidémie. J'ai moi-même offert le poison à des milliers d'hommes ; ils sont morts, et, moi, je survis, hardi meurtrier, pour qu'on m'adresse des éloges.


VAGNER

Comment pouvez-vous vous troubler de cela? un brave homme ne fait-il pas assez quand il exerce avec sagesse et ponctualité l'art qui lui fut transmis? Si tu honores ton père, jeune homme, tu recevras volontiers ses instructions : homme, si tu fais avancer la science, ton fils pourra aspirer à un but plus élevé.


FAUST

ô bienheureux qui peut encore espérer de surnager dans cet océan d'erreurs! On use de ce qu'on ne sait point, et ce qu'on sait, on n'en peut faire aucun usage. Cependant ne troublons pas par d'aussi sombres idées le calme de ces belles heures! Regarde comme les toits entourés de verdure étincellent aux rayons du soleil couchant. Il se penche et s'éteint, le jour expire, mais il va porter autre part une nouvelle vie. Oh! que n'ai-je des ailes pour m'élever de la terre, et m'élancer après lui, dans une clarté éternelle! Je verrais à travers le crépuscule tout un monde silencieux se dérouler à mes pieds, je verrais toutes les hauteurs s'enflammer, toutes les vallées s'obscurcir, et les vagues argentées des fleuves se dorer en s'écoulant. La montagne et tous ses défilés ,ne pourraient plus arrêter mon essor divin. Déjà la mer avec ses gouffres enflammés se dévoile à mes yeux surpris. Cependant le Dieu commence enfin à s'éclipser ; mais un nouvel élan se réveille en mon âme, et je me hâte de m'abreuver encore de son éternelle lumière ; le jour est devant moi ; derrière moi la nuit; au-dessus de ma tête le ciel, et les vagues à mes pieds. - C'est un beau rêve tant qu'il dure! Mais, hélas ! le corps n'a point d'ailes pour accompagner le vol rapide de l'esprit! Pourtant il n'est personne au monde qui ne se sente ému d'un sentiment profond, quand, au-dessus de nous, perdue dans l'azur des cieux, l'alouette fait entendre sa chanson matinale ; quand, au-delà des rocs couverts de sapins, l'aigle plane, les ailes immobiles, et qu'au-dessus des mers, au-dessus des plaines, la grue dirige son vol vers les lieux de sa naissance.


VAGNER

- J'ai souvent moi-même des moments de caprices:

cependant des désirs comme ceux-là ne m'ont jamais tourmenté; on se lasse aisément des forêts et des prairies; jamais je n'envierai l'aile des oiseaux; les joies de mon esprit me transportent bien plus loin, de livre en livre, de feuilles en feuilles! Que de chaleur et d'agrément cela donne à une nuit d'hiver! vous sentez une vie heureuse animer tous vos membres… Ah! dès que vous déroulez un vénérable parchemin, tout le ciel s'abaisse sur vous!


FAUST

C'est le seul désir que tu connaisses encore; quant à l'autre, n'apprends jamais à le connaître. Deux âmes, hélas! se partagent mon sein, et chacune d'elles veut se séparer de l'autre : l'une, ardente d'amour, s'attache au monde par le moyen des organes du corps ; un mouvement surnaturel entraîne l'autre loin des ténèbres, vers les hautes demeures de nos aïeux! Oh! si dans l'air il y a des esprits qui planent entre la terre et le ciel, qu'ils descendent de leurs nuages dorés, et me conduisent à une vie plus nouvelle et plus variée! Oui, si je possédais un manteau magique, et qu'il pût me transporter vers des régions étrangères, je ne m'en déferais point pour les habits les plus précieux, pas même pour le manteau d'un roi.


VAGNER

N'appelez pas cette troupe bien connue, qui s'étend comme la tempête autour de la vaste atmosphère, et qui de tous côtés prépare à l'homme une infinité de dangers. La bande des esprits venus du Nord aiguise contre vous des langues à triple dard. Celle qui vient de l'Est dessèche vos poumons et s'en nourrit. Si ce sont les déserts du Midi qui les envoient, ils entassent autour de votre tête flamme sur flamme ; et l'Ouest en vomit un essaim qui vous rafraîchit d'abord, et finit par dévorer, autour de vous, vos champs et vos moissons.