Or, sur ces entrefaites, les deux chiennes, Constance et Fleur, mirent bas, peu après la fenaison, donnant naissance à neuf chiots vigoureux. Dès après le sevrage, Napoléon enleva les chiots à leurs mères, disant qu’il pourvoirait personnellement à leur éducation. Il les remisa dans un grenier, où l’on n’accédait que par une échelle de la sellerie, et les y séquestra si bien que bientôt tous les autres animaux oublièrent jusqu’à leur existence.
Le mystère de la disparition du lait fut bientôt élucidé. C’est que chaque jour le lait était mélangé à la pâtée des cochons. C’était le temps où les premières pommes commençaient à mûrir, et bientôt elles jonchaient l’herbe du verger. Les animaux s’attendaient au partage équitable qui leur semblait aller de soi. Un jour, néanmoins, ordre fut donné de ramasser les pommes pour les apporter à la sellerie, au bénéfice des porcs. On entendit bien murmurer certains animaux, mais ce fut en vain. Tous les cochons étaient, sur ce point, entièrement d’accord, y compris Napoléon et Boule de Neige. Et Brille-Babil fut chargé des explications nécessaires
« Vous n’allez tout de même pas croire, camarades, que nous, les cochons, agissons par égoïsme, que nous nous attribuons des privilèges. En fait, beaucoup d’entre nous détestent le lait et les pommes. C’est mon propre cas, Si nous nous les approprions, c’est dans le souci de notre santé. Le lait et les pommes (ainsi, camarades, que la science le démontre) renferment des substances indispensables au régime alimentaire du cochon. Nous sommes, nous autres, des travailleurs intellectuels. La direction et l’organisation de cette ferme reposent entièrement sur nous. De jour et de nuit nous veillons à votre bien. Et c’est pour votre bien que nous buvons ce lait et mangeons ces pommes. Savez-vous ce qu’il adviendrait si nous, les cochons, devions faillir à notre devoir ? Jones reviendrait ! Oui, Jones ! Assurément, camarades – s’exclama Brille-Babil, sur un ton presque suppliant, et il se balançait de côté et d’autre, fouettant l’air de sa queue -, assurément il n’y en a pas un seul parmi vous qui désire le retour de Jones ? »
S’il était en effet quelque chose dont tous les animaux ne voulaient à aucun prix, c’était bien le retour de Jones. Quand on leur présentait les choses sous ce jour, ils n’avaient rien à redire. L’importance de maintenir les cochons en bonne forme s’imposait donc à l’évidence. Aussi fut-il admis sans plus de discussion que le lait et les pommes tombées dans l’herbe (ainsi que celles, la plus grande partie, à mûrir encore) seraient prérogative des cochons.
IV
A la fin de l’été, la nouvelle des événements avait gagné la moitié du pays. Chaque jour, Napoléon et Boule de Neige dépêchaient des volées de pigeons voyageurs avec pour mission de se mêler aux autres animaux des fermes voisines. Ils leur faisaient le récit du soulèvement, leur apprenaient l’air de Bêtes d’Angleterre.
Pendant la plus grande partie de ce temps, Mr. Jones se tenait à Willingdon, assis à la buvette du Lion-Rouge, se plaignant à qui voulait l’entendre de la monstrueuse injustice dont il avait été victime quand l’avaient exproprié une bande d’animaux, de vrais propres à rien. Les autres fermiers, compatissants en principe, lui furent tout d’abord de médiocre secours. Au fond d’eux-mêmes, ils se demandaient s’ils ne pourraient pas tirer profit de la mésaventure de Jones. Par chance, les propriétaires des deux fermes attenantes à la sienne étaient en mauvais termes et toujours à se chamailler. L’une d’elles, Foxwood, était une vaste exploitation mal tenue et vieux jeu pâturages chétifs, haies à l’abandon, halliers envahissants. Quant au propriétaire : un Mr. Pilkington, gentleman farmer qui donnait la plus grande partie de son temps à la chasse ou à la pêche, suivant la saison.
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