L’autre ferme, Pinchfield, plus petite mais mieux entretenue, appartenait à un Mr. Frederick, homme décidé et retors, toujours en procès, et connu pour sa dureté en affaires. Les deux propriétaires se détestaient au point qu’il leur était malaisé de s’entendre, fût-ce dans leur intérêt commun.

Ils n’en étaient pas moins épouvantés l’un comme l’autre par le soulèvement des animaux, et très soucieux d’empêcher leurs propres animaux d’en apprendre trop à ce sujet. Tout d’abord, ils affectèrent de rire à l’idée de fermes gérées par, les animaux eux-mêmes. Quelque chose d’aussi extravagant on en verra la fin en une quinzaine, disaient-ils. Ils firent courir le bruit qu’à la Ferme du Manoir (que pour rien au monde ils n’auraient appelée la Ferme des Animaux) les bêtes ne cessaient de s’entrebattre, et bientôt seraient acculées à la famine. Mais du temps passa : et les animaux, à l’évidence, ne mouraient pas de faim. Alors Frederick et Pilkington durent changer de refrain : cette exploitation n’était que scandales et atrocités. Les animaux se livraient au cannibalisme, se torturaient entre eux avec des fers à cheval chauffés à blanc, et ils avaient mis en commun les femelles. Voilà où cela mène, disaient Frederick et Pilkington, de se révolter contre les lois de la nature.

Malgré tout, on n’ajouta jamais vraiment foi à ces récits. Une rumeur gagnait même, vague, floue et captieuse, d’une ferme magnifique, dont les humains avaient été éjectés et où les animaux se gouvernaient eux-mêmes ; et, au fil des mois, une vague d’insubordination déferla dans les campagnes. Des taureaux jusque-là dociles étaient pris de fureur noire. Les moutons abattaient les haies pour mieux dévorer le trèfle. Les vaches ruaient, renversant les seaux. Les chevaux se dérobaient devant l’obstacle culbutant les cavaliers. Mais surtout, l’air et jusqu’aux paroles de Bêtes d’Angleterre, gagnaient partout du terrain. L’hymne révolutionnaire s’était répandu avec une rapidité stupéfiante. L’entendant, les humains ne dominaient plus leur fureur, tout en prétendant qu’ils le trouvaient ridicule sans plus. Il leur échappait, disaient-ils, que même des animaux puissent s’abaisser à d’aussi viles bêtises. Tout animal surpris à chanter Bêtes d’Angleterre se voyait sur-le-champ donner la bastonnade. Et pourtant l’hymne gagnait toujours du terrain, irrésistible : les merles le sifflaient dans les haies, les pigeons le roucoulaient dans les ormes, il se mêlait au tapage du maréchal-ferrant comme à la mélodie des cloches. Et les humains à son écoute, en leur for intérieur, tremblaient comme à l’annonce d’une prophétie funeste.

Au début d’octobre, une fois le blé coupé, mis en meules et en partie battu, un vol de pigeons vint tourbillonner dans les airs, puis, dans la plus grande agitation, se posa dans la cour de la Ferme des Animaux. Jones et tous ses ouvriers, accompagnés d’une demi-douzaine d’hommes de main de Foxwood et de Pinchfield, avaient franchi la clôture aux cinq barreaux et gagnaient la maison par le chemin de terre. Tous étaient armés de gourdins, sauf Jones, qui, allait en tête, fusil en main. Sans nul doute, ils entendaient reprendre possession des lieux.

A cela, on s’était attendu de longue date, et toutes précautions étaient prises. Boule de Neige avait étudié les campagnes de Jules César dans un vieux bouquin découvert dans le corps de logis, et il dirigeait les opérations défensives. Promptement, il donna ses ordres, et en peu de temps chacun fut à son poste. Comme les humains vont atteindre les dépendances, Boule de Neige, lance sa première attaque. Les pigeons, au nombre de trente cinq, survolent le bataillon ennemi à modeste altitude, et lâchent leurs fientes sur le crâne des assaillants. L’ennemi, surpris, doit bientôt faire face aux oies à l’embuscade derrière la haie, qui débouchent et chargent.