La guerre, c’est la guerre. L’homme n’est à prendre en considération que changé en cadavre.

– Je ne veux assassiner personne, même pas un homme, répétait Malabar, en pleurs.

– Où est donc Edmée ? » s’écria quelqu’un.

De fait, Edmée était invisible. Les animaux étaient dans tous leurs états. Avait-elle été molestée, plus ou moins grièvement, ou peut-être même les hommes l’avaient-ils emmenée prisonnière ? Mais à la fin on la retrouva dans son box. Elle, s’y cachait, la tête enfouie dans le foin. Entendant une détonation, elle avait pris la fuite. Plus tard, quand les animaux revinrent dans la cour, ce fut pour s’apercevoir que le garçon d’écurie, ayant repris connaissance, avait décampé.

De nouveau rassemblés, les animaux étaient au comble de l’émotion, et à tue-tête chacun racontait ses prouesses au combat. À l’improviste et sur-le-champ, la victoire fut célébrée. On hissa les couleurs, on chanta Bêtes d’Angleterre plusieurs fois de suite, enfin le mouton qui avait donné sa vie à la cause fut l’objet de funérailles solennelles. Sur sa tombe on planta une aubépine. Au bord de la fosse, Boule de Neige prononça une brève allocution : « Les animaux, déclara-t-il, doivent se tenir prêts à mourir pour leur propre ferme. »

A l’unanimité une décoration militaire fut créée, celle de Héros-Animal, Première Classe, et elle fut conférée séance tenante à Boule de Neige et à Malabar. Il s’agissait d’une médaille en cuivre (en fait, on l’avait trouvée dans la sellerie, car autrefois elle avait servi de parure au collier des chevaux), à porter les dimanches et jours fériés. Une autre décoration, celle de Héros-Animal, Deuxième Classe, fut, à titre posthume, décernée au mouton.

Longtemps on discuta du nom à donner au combat, pour enfin retenir celui de bataille de l’Étable, vu que de ce point l’attaque victorieuse avait débouché. On ramassa dans la boue le fusil de Mr. Jones. Or on savait qu’il y avait des cartouches à la ferme. Aussi fut-il décidé de dresser le fusil au pied du mât, tout comme une pièce d’artillerie, et deux fois l’an de tirer une salve : le 12 octobre en souvenir de la bataille de l’Étable, et à la Saint-Jean d’été, jour commémoratif du Soulèvement.

V

 

L’hiver durait, et, de plus en plus, Lubie faisait des siennes. Chaque matin elle était en retard au travail, donnant pour excuse qu’elle ne s’était pas réveillée et se plaignant de douleurs singulières, en dépit d’un appétit robuste. Au moindre prétexte, elle quittait sa tâche et filait à l’abreuvoir, pour s’y mirer comme une sotte. Mais d’autres rumeurs plus alarmantes circulaient sur son compte. Un jour, comme elle s’avançait dans la cour, légère et trottant menu, minaudant de la queue et mâchonnant du foin, Douce la prit à part.

« Lubie, dit-elle, j’ai à te parler tout à fait sérieusement. Ce matin, je t’ai vue regarder par-dessus la haie qui sépare de Foxwood, la Ferme des Animaux. L’un des hommes de Mr. Pilkington se tenait de l’autre côté. Et… j’étais loin de là… j’en conviens… mais j’en suis à peu près certaine, j’ai vu qu’il te causait et te caressait le museau. Qu’est-ce que ça veut dire, ces façons, Lubie ? »

Lubie se prit à piaffer et à caracoler, et elle dit :

– Pas du tout ! Je lui causais pas ! Il m’a pas caressée ! C’est des mensonges !

– Lubie ! Regarde-moi bien en face. Donne-moi ta parole d’honneur qu’il ne te caressait pas le museau.

– Des mensonges ! », répéta Lubie, mais elle ne put soutenir le regard de Douce, et l’instant d’après fit volte-face et fila au galop dans les champs.

Soudain Douce eut une idée. Sans s’en ouvrir aux autres, elle se rendit au box de Lubie et à coups de sabots retourna la paille sous la litière, elle avait dissimulé une petite provision de morceaux de sucre, ainsi qu’abondance de rubans de différentes couleurs.

Trois jours plus tard, Lubie avait disparu. Et trois semaines durant on ne sut rien de ses pérégrinations. Puis les pigeons rapportèrent l’avoir vue de l’autre côté de Willingdon, dans les brancards d’une charrette anglaise peinte en rouge et noir, à l’arrêt devant une taverne.