Toute une nuit j’errai par le pays et par la campagne,
je ne sais avec quelles idées dans l’esprit ; je sais qu’à la
fin je me retrouvai dans le domaine de l’Épinette, près du
bief du moulin, et qu’un certain Philippe, vieux meunier, de garde
là, me prit avec lui, me fit asseoir plus loin, sous les arbres, et
me parla longtemps, longtemps de ma mère et aussi de mon père et
des beaux temps lointains. Il me dit qu’il ne fallait pas pleurer
et me désespérer ainsi, parce que c’était pour veiller sur ma
petite fille, dans le monde de là-bas, que sa grand-mère était
accourue, sa bonne petite grand-mère, qui lui parlerait de moi et
ne la laisserait plus jamais seule…
Trois jours après, Robert, comme s’il avait voulu me payer mes
larmes, m’envoya cinq cents lires. Il voulait que je pourvusse à
une sépulture digne de notre mère, disait-il, mais tante
Scholastique y avait déjà pensé.
Ces cinq cents francs restèrent quelque temps entre les pages
d’un bouquin de la bibliothèque.
Puis ils servirent pour moi et furent, – comme je le dirai, – la
cause de ma première mort.
Chapitre 6
TAC TAC TAC…
Elle seule, là-dedans, cette boule d’ivoire, courant, gracieuse
dans la roulette, en sens inverse du cadran, paraissait
jouer :
– Tac tac tac…
Elle seule ; non pas, certes, ceux qui la regardaient,
suspendus dans le supplice que leur infligeait le caprice de celle
à qui, sur les carrés jaunes du tapis, tant de mains avaient
apporté, comme une offrande votive, de l’or, de l’or et de l’or,
tant de mains qui, à présent, tremblaient dans l’attente angoissée,
palpant inconsciemment d’autre or, celui de la prochaine mise,
tandis que les yeux suppliants semblaient dire :
– Où il te plaira de tomber, gracieuse boule d’ivoire,
notre déesse cruelle !
J’étais tombé là, à Monte-Carlo, par hasard.
Après une des scènes habituelles avec ma belle-mère et ma femme,
scènes qui maintenant, oppressé et abattu comme je l’étais par mon
double malheur, me causaient une répugnance intolérable, je ne pus
résister à l’ennui, voire au dégoût de vivre dans ces conditions
misérables, sans probabilité ni espérance d’amélioration.
Par une résolution prise presque à l’improviste, je m’étais
enfui du pays, à pied, avec les cinq cents lires de Berto en
poche.
J’avais pensé, chemin faisant, à me rendre à Marseille, de la
gare du pays voisin, où je m’étais dirigé. Arrivé à Marseille, je
me serais embarqué, au besoin avec un billet de troisième classe,
pour l’Amérique, comme cela, à l’aventure.
Qu’aurait-il pu m’arriver de pis, à la fin des fins, que ce que
j’avais souffert et souffrais chez moi ? J’irais au-devant
d’autres chaînes, sans doute, mais qui ne me paraîtraient, certes,
pas plus lourdes.
Et puis, je verrais d’autres pays, d’autres peuples, une autre
vie, et je me soustrairais au moins à l’oppression qui
m’écrasait.
Seulement, arrivé à Nice, j’avais senti le cœur me
manquer : trop longtemps déjà l’ennui m’avait énervé le
courage.
Or, descendu à Nice, pas encore bien décidé à retourner à la
maison, errant par la ville, il m’était arrivé de m’arrêter devant
un grand magasin sur l’avenue de la Gare, qui portait cette
enseigne en grosses lettres dorées :
Dépôt de roulettes de
précision.
Il y en avait d’exposées, de toutes dimensions, avec d’autres
accessoires de jeu et différents opuscules qui avaient sur la
couverture le dessin de la roulette.
On sait que les malheureux deviennent facilement superstitieux,
bien qu’ensuite ils raillent la crédulité d’autrui. Je me rappelle
qu’après avoir lu le titre d’un de ces opuscules : Méthode
pour gagner à la roulette, je m’éloignai de la boutique avec
un sourire de dédain et de commisération. Mais, après avoir fait
quelques pas, je retournai en arrière et (par pure curiosité, pas
autre chose !) avec ce même sourire de dédain et de
commisération sur les lèvres, j’entrai et j’achetai cet
opuscule.
Je ne savais nullement de quoi il s’agissait, en quoi consistait
le jeu et comment il était agencé. Je me mis à lire ; mais je
ne compris pas grand-chose.
« Cela vient peut-être de ce que je ne suis pas très fort
en français. »
Personne ne me l’avait enseigné ; j’en avais appris
quelques bribes en bouquinant dans la bibliothèque et j’avais peur
de faire rire, en le parlant.
C’est justement cette crainte qui me rendit d’abord
perplexe : irai-je, n’irai-je pas ? Mais ensuite je
pensai que, prêt à m’aventurer jusqu’en Amérique, sans connaître
même de vue l’anglais et l’espagnol, je pouvais bien avec le peu de
français dont je disposais m’aventurer jusqu’à Monte-Carlo, à deux
pas d’ici.
« Ni ma belle-mère, ni ma femme, disais-je, à part moi,
dans le train, ne savent rien de ces quelques sous qui me restent
en portefeuille. J’irai les jeter là, pour m’enlever toute
tentation. J’espère que je pourrai en conserver assez pour payer
mon retour à la maison. Et sinon… »
J’avais entendu dire qu’il y avait de beaux arbres, solides,
dans le jardin entourant la maison de jeu. À la fin du compte, je
pourrais bien me pendre économiquement à l’un d’eux avec la
ceinture de mon pantalon, et même j’y ferais belle figure. On
dirait :
– Qui sait combien aura perdu ce pauvre homme ?
Je m’attendais à mieux, je le dis franchement. L’entrée, oui, ce
n’est pas mal : on voit qu’on a eu presque l’intention
d’élever un temple à la fortune, avec ces huit colonnes de marbre.
Un grand portail et deux portes latérales. Sur celles-ci était
écrit : Tirez, et mes connaissances arrivaient
jusque-là ; je devinai aussi le Poussez du portail,
qui, évidemment, voulait dire le contraire. Je poussai et
j’entrai.
Quel goût détestable et irritant ! On aurait pu au moins
offrir à tous ceux qui vont laisser là tant d’argent la
satisfaction de se voir écorcher dans un lieu moins somptueux et
plus beau. Toutes les grandes cités se flattent maintenant d’avoir
un bel abattoir pour les pauvres bestiaux, qui, pourtant, privés
comme ils le sont de toute éducation, ne peuvent en jouir. Il est
vrai toutefois que la plus grande partie des gens qui vont là ont
d’autres préoccupations que de remarquer le goût de la décoration
de ces cinq salles, de même que ceux qui s’asseoient sur ces
divans, tout autour, ne sont pas souvent en situation de
s’apercevoir de l’élégance douteuse de la tapisserie.
– Ah ! le 12 ! le 12 ! me disait un monsieur
de Lugano, un gros homme dont la vue aurait suggéré les réflexions
les plus consolantes sur les énergies résistantes de la race
humaine. Le 12 est le roi des numéros, et c’est mon numéro !
Il ne me trahit jamais ! Il se divertit, oui, à me faire
enrager, même souvent, mais après, à la fin, il me récompense, me
récompense toujours de ma fidélité.
Il était amoureux du numéro 12, ce gros homme-là, et ne savait
plus parler d’autre chose. Il me raconta que, le jour précédent,
son numéro n’avait pas voulu sortir, ne fût-ce qu’une fois ;
mais lui ne s’était pas tenu pour battu ; coup après coup,
obstiné, sa mise sur le 12, il était resté sur la brèche jusqu’au
bout, jusqu’à l’heure où les croupiers annoncent :
– Messieurs, aux trois derniers !
Eh bien ! au premier de ces trois derniers coups,
rien ; rien non plus au second ; au troisième et dernier,
vlan !… le 12.
– Il m’a parlé ! conclut-il les yeux brillants de
joie. Il m’a parlé !
Il est vrai qu’ayant perdu toute la journée il ne lui était
resté, pour cette dernière mise, que quelques rares écus ; de
sorte qu’à la fin il n’avait rien pu rattraper. Mais que lui
importait ? Le numéro 12 lui avait parlé !
En écoutant ce discours, je me ressouvins de quatre vers du
pauvre Pinzone, dont le carnet de calembours avec la suite de ses
rimes fantasques, retrouvé au moment du déménagement, se trouve
maintenant à la bibliothèque, et je voulus les réciter à ce
monsieur :
J’attendais la fortune, et, prêt
à la saisir,
Je surveillais la route où,
prompte, elle se sauve.
À la fin, la voici ; grands
dieux ! que de plaisir !
Je cours, je tends la main.
Hélas ! elle était chauve.
Et ce monsieur, alors, se prit la tête à deux mains et contracta
douloureusement toute sa face. Je le regardai, d’abord surpris,
puis consterné :
– Qu’avez-vous ?
– Rien. Je ris, me répondit-il.
Il riait comme cela. Sa tête lui faisait si mal, si mal, qu’il
ne pouvait souffrir l’ébranlement du rire.
*
* *
Avant de tenter le sort, – bien que sans aucune illusion, – je
voulus rester quelque temps à observer, pour me rendre compte de la
manière dont procédait le jeu.
Il ne me parut point du tout compliqué, comme mon opuscule me
l’avait laissé imaginer.
Au milieu de la table, sur le tapis vert numéroté, était
encaissée la roulette. Tout autour, les joueurs, hommes et femmes,
vieux et jeunes, de tout pays et de toute condition, les uns assis,
les autres debout, s’empressaient nerveusement de disposer de
petits tas de louis et d’écus et de billets de banque sur les
numéros jaunes des carrés ; ceux qui ne réussissaient pas à
s’approcher, ou ne le voulaient pas, disaient au croupier les
numéros et les couleurs sur lesquels ils désiraient jouer, et le
croupier aussitôt avec son râteau disposait leurs mises selon
l’indication, avec une dextérité merveilleuse. Le silence se
faisait, un silence étrange, anxieux, comme vibrant de violences
refrénées, rompu de temps en temps par la voix monotone et
somnolente des croupiers :
– Messieurs, faites vos jeux !
Tandis que par là, vers d’autres tables, d’autres voix également
monotones disaient :
– Le jeu est fait ! rien ne va
plus !
À la fin, le croupier lançait la boule sur la
roulette :
Tac tac tac…
Et tous les yeux se tournaient vers elle avec des expressions
variables : d’anxiété, de défi, d’angoisse, de terreur.
Quelques-uns, parmi ceux qui étaient restés debout, derrière ceux
qui avaient eu la chance de trouver une chaise, se poussaient en
avant pour entrevoir encore leur mise avant que les râteaux des
croupiers s’allongeassent pour la rafler.
La boule, à la fin, tombait sur le cadran, et le croupier
répétait, de la même voix morte, la formule d’usage et annonçait le
numéro sorti et la couleur.
Je risquai ma première mise de quelques écus sur le tableau de
gauche, dans la première salle, comme cela, au petit bonheur, sur
le vingt-cinq ; et je restai, moi aussi, à regarder la petite
boule perfide, mais en souriant, avec une espèce de chatouillement
interne, très curieux.
La boule tombe sur le cadran et :
– Vingt-cinq ! annonce le croupier.
Rouge, impair et passe ! J’avais gagné !
J’allongeais la main sur mon petit tas multiplié, quand un monsieur
de très haute taille, avec de lourdes épaules trop hautes, qui
supportaient une petite tête avec un lorgnon d’or sur un nez camus,
le front fuyant, les cheveux longs et lissés sur la nuque, m’écarta
sans cérémonie et prit pour lui mon argent.
Dans mon français pauvre et timide, je voulus lui faire
remarquer qu’il s’était trompé – oh ! sans doute
involontairement !
C’était un Allemand, et il parlait le français plus mal que moi,
mais avec un courage de lion il tomba sur moi, soutint que c’était
moi qui me trompais, et que l’argent était à lui.
Je regardai autour de moi, stupéfait : personne ne
soufflait mot, pas même mon voisin qui, pourtant m’avait vu poser
ces écus sur le vingt-cinq. Je regardai les croupiers :
immobiles, impassibles comme des statues ! Ah ! oui,
dis-je à part moi et tranquillement, je mis la main sur les autres
écus que j’avais posés, sur la table, devant moi, et je filai.
« Voici une méthode pour gagner à la roulette, pensai-je,
qui n’est pas examinée dans mon opuscule. Et qui sait si ce n’est
pas l’unique, au fond ? »
M’étant approché d’une autre table, où on jouait ferme, je
restai d’abord un bon bout de temps, à dévisager les gens qui
étaient autour : c’étaient, pour la plupart, des messieurs en
habit ; il y avait quelques dames ; plus d’une me parut
équivoque ; la vue d’un certain petit homme, tout blond, aux
gros yeux bleuâtres veinés de sang et entourés de longs cils
presque blancs ne m’inspira d’abord pas une grande confiance ;
il était en habit, lui aussi, mais on voyait qu’il n’en avait pas
l’habitude. Je voulus le voir à l’épreuve : il misa gros,
perdit, ne s’émut pas, remisa gros encore au coup suivant ;
bon ! en voilà un qui ne courrait pas après mes pauvres
sous.
Peu à peu, à force de regarder, la fièvre du jeu me prit, moi
aussi. Les premiers coups allèrent mal.
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