Puis je commençai à me
sentir comme dans un état d’ivresse bizarre : j’agissais comme
automatiquement, par inspirations subites, inconscientes : je
pontais, chaque fois, après les autres, au dernier moment, et
aussitôt j’acquérais la conscience, la certitude que j’allais
gagner, et je gagnais. Je pontais tout d’abord peu, puis petit à
petit davantage, sans compter. Cette espèce d’ivresse lucide
grandissait cependant en moi et ne s’obscurcissait pas pour
quelques coups manqués, car il me semblait l’avoir pour ainsi dire
prévu : parfois même je me disais en moi-même :
« Voici, celui-ci, je le perdrai ; je dois le
perdre ». J’étais comme électrisé. À un certain moment, j’eus
l’inspiration de risquer tout et adieu, et je gagnai. Mes oreilles
bourdonnaient ; j’étais tout en sueur et glacé. Il me sembla
qu’un des croupiers, comme surpris de ma fortune tenace,
m’observait. Dans l’agitation où je me trouvais, je sentis dans le
regard de cet homme comme un défi, et je risquai tout de nouveau,
ce que j’avais à moi et ce que j’avais gagné, sans y penser deux
fois : ma main alla sur le même numéro qu’avant, le 35 ;
je fus pour la retirer ; mais non, là, là, de nouveau, comme
si quelqu’un me l’avait commandé !
Je fermai les yeux. Je devais être très pâle. Il se fit un grand
silence, et il me parut qu’on le faisait pour moi tout seul, comme
si tous étaient suspendus dans mon anxiété terrible. La boule
tourna, tourna une éternité, avec une lenteur qui exaspérait à
mesure mon insoutenable torture. Enfin elle tomba.
Je m’attendais à ce que le croupier, toujours de la même voix
(elle me parut très lointaine) annonçât :
– Trente-cinq, noir, impair et passe !
Je pris l’argent et je dus m’éloigner comme un homme ivre. Je
tombai assis sur un divan, épuisé ; j’appuyai ma tête au
dossier, par un besoin subit, irrésistible de dormir, de me
restaurer avec un peu de sommeil. Et j’allais y céder quand je
sentis sur moi un poids, un poids matériel qui aussitôt me fit
sursauter. Combien avais-je gagné ? J’ouvris les yeux ;
mais je dus les refermer immédiatement, la tête me tournait. La
chaleur, là-dedans, était suffocante. Comment ? C’était déjà
le soir ? J’avais entrevu les lumières. Combien de temps
avais-je donc joué ? Je me levai tout doucement ; je
sortis.
*
* *
Dehors dans l’Atrium, il était déjà jour. La fraîcheur de l’air
me remit.
Des gens se promenaient là : quelques-uns pensifs,
solitaires ; d’autres, à deux, à trois, bavardaient en
fumant.
Je les observais tous. Nouveau venu dans ces lieux, encore tout
gêné, j’aurais voulu me mettre un peu au ton de ce qui m’entourait,
et j’étudiais ceux qui me paraissaient montrer le plus de
désinvolture, de maîtrise de soi ; mais, au moment où je m’y
attendais le moins, quelqu’un de ceux-ci tout à coup pâlissait, les
yeux fixes, la bouche muette, puis jetait sa cigarette et, parmi
les rires de ses compagnons, s’échappait : il rentrait dans la
salle de jeu.
À mon tour, je retournai dans la salle, à la table où j’avais
gagné.
Par quelle mystérieuse suggestion suivais-je si infailliblement
la variabilité impossible à prévoir des numéros et des
couleurs ? Était-ce seulement la divination prodigieuse dans
l’inconscience ? Et comment s’expliquer alors certaines
obstinations folles, absolument folles, dont le souvenir me fait
encore frissonner, quand je considère que je risquais tout, tout,
ma vie aussi peut-être, dans ces coups qui étaient de véritables
défis au sort ? Non, non : j’eus proprement conscience
d’une force quasi diabolique en moi, à ce moment, par laquelle je
domptais, je fascinais la fortune ; je liais son caprice au
mien. Et cette conviction n’était pas seulement en moi ; elle
s’était aussi propagée chez les autres, rapidement ; et
maintenant presque tous suivaient mon jeu plein de risques. Je ne
sais combien de fois passa le rouge, sur lequel je m’obstinais à
ponter. L’agitation croissait de moment en moment autour de la
table ; c’étaient des frémissements d’impatience, des saccades
de gestes brefs et nerveux, une fureur à peine contenue, angoissée
et terrible. Les croupiers eux-mêmes avaient perdu leur rigide
impassibilité.
Tout d’un coup, en face d’une ponte formidable, j’eus comme un
vertige. Je sentis peser sur moi une responsabilité effrayante.
J’étais à peu près à jeun depuis le matin, et je vibrais tout
entier, je tremblais de ma longue et violente émotion. Je ne pus
plus y résister et, après ce coup, je me retirai, vacillant. Je me
sentis saisir par un bras. Surexcité, avec des yeux qui lançaient
des flammes, un petit Espagnol barbu et trapu voulait à tout prix
me retenir :
– Voici ; il était onze heures un quart, les croupiers
invitaient aux trois derniers coups, nous allions faire sauter la
banque !
Il me parlait un italien bâtard fort comique ; car, dans le
désarroi de mes idées, je m’obstinais à lui répondre dans ma
langue :
– Non, non, suffit ! je n’en peux plus !
Laissez-moi partir, mon cher monsieur !
Il me laissa partir, mais courut après moi ; il monta avec
moi dans le train de Nice, et voulut absolument me faire dîner avec
lui et prendre ensuite une chambre dans son hôtel.
Je ne réussis pas à m’en débarrasser… Je dus aller dîner avec
lui.
Il me dit qu’il était à Nice depuis une semaine et que tous les
matins il s’était rendu à Monte-Carlo, où il avait eu toujours
jusqu’à ce soir une déveine incroyable. Il voulait savoir comment
je faisais pour gagner. Je devais certainement avoir saisi le jeu
ou posséder quelque règle sûre.
Je me mis à rire et lui répondis que, jusqu’au matin de ce même
jour, je n’avais jamais vu une roulette même en peinture, et que
non seulement je ne savais point du tout comment on y jouait, mais
que je ne soupçonnais même pas de loin que je jouerais et gagnerais
de la sorte.
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