Avec onze mille francs pourrais-je rétablir la paix à la maison et faire renaître l’amour étranglé à sa naissance par la veuve Pescatore ? Folie ! Et alors ? Partir pour l’Amérique ? Mais pourquoi irais-je chercher si loin la fortune, quand il semblait vraiment qu’elle eût voulu m’arrêter ici, à Nice, sans que j’y songeasse, devant ce magasin d’accessoires de jeu ? À présent, il me fallait me montrer digne d’elle, de ses faveurs, si vraiment, comme il paraissait, elle voulait me les accorder. Allons, allons ! Ou tout ou rien. En fin de compte, j’en serais quitte pour redevenir ce que j’étais avant. Qu’était-ce donc que onze mille francs ?

Ainsi, le jour suivant, je retournai à Monte-Carlo. J’y retournai douze jours de suite. Je n’eus plus le moyen ni le temps de m’ébahir de la faveur, plus fabuleuse qu’extraordinaire, de la fortune : j’étais hors de moi, absolument fou ; je n’en éprouve point de stupeur, même maintenant, ne sachant que trop quel tour elle m’apprêtait en me favorisant de cette manière et dans cette mesure. En neuf jours, j’arrivai à constituer une somme véritablement énorme en jouant comme un désespéré ; après le neuvième jour, je commençai à perdre, et ce fut le précipice. La fièvre prodigieuse, comme si elle n’avait plus trouvé d’aliment dans mon énergie nerveuse enfin épuisée, vint à me manquer. Je ne sus, ou plutôt je ne pus m’arrêter à temps. Je m’arrêtai, je me repris, non par mes propres forces, mais par la violence d’un spectacle horrible, mais qui n’est pas rare à cet endroit.

J’entrais dans les salles de jeu, le matin du douzième jour, quand le monsieur de Lugano, amoureux du numéro 12, me rejoignit, bouleversé et haletant, pour m’annoncer, plutôt du geste que de la parole, que quelqu’un venait de se tuer là, dans le jardin. Je pensai tout de suite que c’était mon Espagnol et j’en éprouvai du remords. J’étais sûr qu’il m’avait aidé à gagner. Le premier jour, après notre querelle, il n’avait pas voulu ponter où je pontais et avait perdu continuellement ; les jours suivants, me voyant gagner avec tant de persistance, il avait essayé de jouer mon jeu ; mais c’est moi qui alors n’avais plus voulu : comme guidé par la main de la Fortune elle-même, présente et invisible, je m’étais mis à errer d’une table à l’autre. Depuis deux jours, je ne l’avais plus aperçu, exactement depuis que je m’étais mis à perdre, et peut-être parce qu’il ne m’avait plus pourchassé.

J’étais sûr, en accourant au lieu indiqué, de le trouver là, étendu par terre, mort, mais j’y trouvai, au contraire, ce jeune homme pâle qui affectait un air d’indifférence somnolente, tirant les louis de la poche de son pantalon pour ponter sans même regarder.

Il paraissait petit, là, au milieu de l’allée : il était allongé, les pieds joints, comme s’il s’était couché d’abord, pour ne pas se faire mal en tombant ; un des bras était collé au corps ; l’autre, un peu soulevé, avec la main crispée et un doigt, l’index, encore dans la position pour tirer. Près de cette main était le revolver, plus loin son chapeau. Il me sembla d’abord que la balle était sortie par l’œil gauche, d’où un ruisseau de sang, maintenant coagulé, lui avait coulé sur la face. Mais non : ce sang avait jailli de là, comme un peu des narines et des oreilles ; il en était encore sorti en abondance du petit trou à la tempe droite, tout caillé maintenant sur le sable jaune de l’allée. Une douzaine de guêpes bourdonnaient à l’entour ; quelques-unes venaient même se poser là, voraces, sur l’œil. Parmi tous ceux qui regardaient, personne n’avait pensé à les chasser. Je tirai de ma poche un mouchoir et je le mis sur ce pauvre visage horriblement défiguré. Personne ne m’en sut gré : j’avais enlevé le plus beau du spectacle.

Je m’enfuis ; je retournai à Nice, pour en partir le jour même.

J’avais avec moi à peu près quatre-vingt-deux mille francs.

Je pouvais tout imaginer, sauf que, dans la soirée de ce même jour, il dût m’arriver à moi aussi quelque chose de semblable.

Chapitre 7 JE CHANGE DE TRAIN

Je pensais :

« Je rachèterai L’Épinette, et je me retirerai là, à la campagne, à faire le meunier. On se trouve mieux près de la terre, et dessous peut-être encore mieux.

« L’air de la campagne ferait certainement du bien à ma femme. Peut-être quelques arbres perdraient-ils leurs feuilles en la voyant ; les petits oiseaux se tairaient ; espérons que la source ne tarirait pas. Et je resterais bibliothécaire, tout seulet, à Santa-Maria-Liberale. »

Ainsi pensais-je et cependant le train courait. Je ne pouvais fermer les yeux sans que m’apparût aussitôt, avec une terrible précision, le cadavre de ce jeune homme, là, dans l’allée, petit et allongé sous les grands arbres immobiles dans la matinée fraîche. Il me fallait me consoler comme cela, avec un autre cauchemar, moins sanglant, au moins matériellement : celui de ma belle-mère et de ma femme. Et je m’amusais à me représenter la scène de l’arrivée, après ces treize jours de disparition mystérieuse.

J’étais certain (il me semblait les voir) qu’elles affecteraient toutes deux, quand j’entrerais, la plus dédaigneuse indifférence. À peine un coup d’œil, comme pour dire :

– Tiens ! de nouveau ici ! Tu ne t’étais pas cassé le cou ?

Silence chez elles, silence chez moi.

Même bientôt sans doute la veuve Pescatore commencerait à cracher de la bile, forte de la perte probable de mon emploi.

J’avais en effet emporté la clef de la bibliothèque ; à la nouvelle de ma disparition, on avait dû enfoncer la porte par ordre de la questure et, ne me trouvant pas là-dedans, mort, n’ayant d’autre part ni trace ni nouvelle de moi, ces messieurs du municipe avaient peut-être attendu mon retour trois, quatre, cinq jours, une semaine ; puis ils avaient donné ma place à quelque autre propre-à-rien.

Donc, que restais-je à faire là, assis ? Je m’étais jeté de nouveau tout seul au milieu de la rue. Je n’avais qu’à y rester. Deux pauvres femmes ne pouvaient se charger d’entretenir un fainéant, un gibier de galère, qui s’enfuyait comme cela, qui sait pour quelles autres prouesses, etc.

Moi, pas un mot.

Peu à peu la bile de Marianne Dondi montait, grâce à mon silence méprisant, montait, éclatait et moi encore là, pas un mot ?

Au bout d’un certain temps, je tirerais de la poche de mon paletot mon portefeuille et je me mettrais à compter sur la table mes billets de mille : un, deux, trois, quatre…

On voit d’ici Marianne Dondi et aussi ma femme ouvrir tout grands les yeux et la bouche.

Puis :

– Où les as-tu volés !

– … Soixante-dix-sept, soixante-dix-huit, soixante-dix-neuf, quatre-vingts, quatre-vingt-un ; cinq cents, six cents, sept cents ; dix, vingt, vingt-cinq ; quatre-vingt-un mille sept cent vingt-cinq francs et quarante centimes en poche.

Tranquillement, je ramasserais les billets, je les remettrais dans le portefeuille et je me lèverais.

– Vous ne me voulez plus à la maison ? Eh bien ! mille grâces ! Je m’en vais et je vous salue.

Je riais, en pensant tout cela.

Mes compagnons de voyage m’observaient et souriaient aussi, en dessous.

Alors, pour prendre une attitude plus digne, je me mettais à penser à mes créanciers, entre lesquels je devrais partager ces billets de banque. Les cacher, je ne pouvais pas. Et puis, à quoi me serviraient-ils, cachés ?

En jouir, certainement, ces chiens-là ne m’en laisseraient pas jouir.