J’en étais étourdi et abasourdi plus que lui.
Il ne fut pas convaincu (il croyait sans doute avoir affaire à
un vieux cheval de retour). Il parlait avec une merveilleuse
désinvolture dans sa langue moitié espagnole et moitié Dieu sait
quoi, et en vint à me faire des propositions d’association.
– Mais non, m’écriai-je, en cherchant à atténuer mon
ressentiment par un sourire. Ne vous obstinez pas à croire que pour
ce jeu-là il puisse y avoir des règles, ou qu’on puisse posséder
quelque secret. Il y faut de la chance ! J’en ai eu
aujourd’hui : je puis n’en pas avoir demain, ou je pourrai
aussi en avoir de nouveau : j’espère que oui !
– Ma porqué, me demanda-t-il, vos n’avez pas
voludo aujourd’houi vos aproveier dé vuestra chance.
– M’aprove ?…
– Vui, come puedo decir ? vos avantager,
ecco !
– Mais selon mes moyens, mon cher monsieur !
– Bien ! dit-il. Yo puedo por vos. Vos, la chancé,
yo mettarai el argento.
– Et alors peut-être nous perdrons ! conclus-je en
souriant. Il ne me laissa pas finir : il partit d’un éclat de
rire étrange, qui voulait paraître malin.
Je le regardai, m’efforçant de comprendre ce qu’il voulait
dire : il y avait dans son rire et dans ses paroles un soupçon
injurieux pour moi. Je lui demandai une explication.
Il cessa de rire ; mais il lui resta sur le visage comme
l’empreinte de ce rire :
– Yo digo qué no, qué no la fado, répéta-t-il.
Yo no digo otra chosa !
J’abattis fortement une main sur la table et d’une voix altérée,
je poursuivis :
– Pas du tout ! Il faut au contraire que vous le
disiez, que vous expliquiez ce que vous avez entendu signifier avec
vos paroles et votre rire imbécile ! Je ne comprends pas,
moi !
Je le vis, à mesure que je parlais, pâlir et comme se
rapetisser : évidemment il allait me faire des excuses. Je me
levai indigné, haussant les épaules :
– Bah ! je vous méprise, vous et vos soupçons, que je
n’arrive même pas à concevoir !
Je réglai ma note, et je sortis.
*
* *
Je ressentais un dépit d’autant plus grand qu’il ne me semblait
pas être mal vêtu. Je n’étais pas en habit, c’est vrai ; mais
j’avais ce vêtement noir, de deuil, très décent. Et puis si – vêtu
de ces mêmes habits – cet Alboche du début avait pu me prendre pour
un nigaud, au point de rafler comme rien tout mon argent, comment
diable celui-ci me prenait-il maintenant pour un escroc ?
« Ce sera sans doute à cause de cette barbiche, pensais-je
tout en marchant, ou de ces cheveux trop courts. »
Cependant je cherchais un hôtel quelconque pour m’enfermer et
voir ce que j’avais gagné. Il me semblait que j’étais plein
d’argent : j’en avais un peu partout, dans les poches de ma
veste : or, argent, billets de banque. Il devait y en avoir
beaucoup.
J’entendis sonner deux heures. Les rues étaient désertes. Une
voiture vide passa. J’y montai.
Avec rien j’avais fait environ onze mille francs ! Cela me
parut une grosse somme. Mais ensuite, en pensant à ma vie
d’autrefois, j’éprouvai un sentiment de profond avilissement. Quoi
donc ? Deux années de bibliothèque, avec l’accompagnement de
tous mes autres malheurs, m’avaient rendu le cœur à ce point
misérable ?
« Va, homme vertueux, bibliothécaire plein de mansuétude,
retourne chez toi apaiser avec ce trésor la veuve Pescatore. Elle
croira que tu l’as volé et acquerra subitement pour toi une très
grande estime. Ou va plutôt en Amérique, comme tu t’y étais décidé
d’abord, si cela ne te paraît pas une récompense digne de tes
peines. Tu le pourrais maintenant, ainsi muni. Onze mille
francs ! »
Je ramassai mon argent, le jetai dans le tiroir de la commode et
me couchai. Mais je ne pus trouver le sommeil. Que devais-je
faire ? Retourner à Monte-Carlo, pour restituer ce gain
extraordinaire ? Ou en jouir modestement ? Mais
comment ? Avais-je encore envie et moyen de jouir de quelque
chose, avec cette famille que je m’étais donnée ?
J’habillerais un peu moins pauvrement ma femme, qui, non seulement
ne se souciait plus de me plaire, mais semblait, au contraire, tout
faire pour se rendre déplaisante. Elle jugeait peut-être que, pour
un mari comme moi, ce n’était plus la peine de se faire belle. Du
reste, sa santé ne s’était plus rétablie. De jour en jour, elle
s’était aigrie, non seulement contre moi, mais contre tout le
monde. Cette rancœur et le manque d’une affection vive et vraie
s’étaient mis pour ainsi dire à nourrir en elle une indolence
insouciante. Elle ne s’était même pas affectionnée à la petite,
dont la naissance, avec celle de l’autre, morte au bout de quelques
jours, avait été pour elle une défaite, vis-à-vis du beau garçon
d’Olive, né un mois plus tard, sans peine et magnifique. Tous ces
désagréments et les froissements qui se produisent quand le besoin,
comme un matou noir et pelé, se pelotonne sur la cendre d’un foyer
éteint, nous avaient rendu odieuse à tous deux la vie commune.
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