À présent, enfin, que le vieux manifeste tant de repentir de ne l’avoir pas écoutée, qui sait quelle autre idée perfide cette sorcière pouvait avoir conçue ?

Je me bouchai les oreilles avec les mains en criant à Mino :

– Tais-toi.

Tout naïf que j’étais alors pourtant, – ayant connaissance des scènes qui s’étaient produites et se produisaient chez Malagna, – je pensai que le soupçon de la servante pouvait être fondé dans une certaine mesure, et je voulus voir, pour le bien d’Olive, si je réussirais à éclaircir un peu la situation. Je me fis donner par Mino l’adresse de cette sorcière. Mino se recommanda à moi pour la jeune fille.

– N’aie pas peur ! lui répondis-je.

Et le lendemain, sous le prétexte d’une traite échue le matin même, comme je l’avais su par hasard de ma mère, j’allai dénicher Malagna dans la maison de la veuve Pescatore.

J’avais couru exprès, et je me précipitai à l’intérieur tout échauffé et en sueur.

– Malagna, la traite !

Si je n’avais pas su déjà qu’il n’avait pas la conscience nette, je m’en serais aperçu sans doute possible ce jour-là, en le voyant se lever d’un bond, tout pâle, décomposé, balbutiant :

– Quelle… quelle tr…, quelle traite ?

– La traite échue aujourd’hui… C’est maman qui m’envoie ; elle en est bien en peine.

Batta Malagna retomba assis, exhalant en un « ah ! » interminable toute la terreur qui, pour un instant l’avait oppressé.

– Mais c’est fait !… tout est fait !… Bon Dieu ! quelle secousse !… Je l’ai renouvelée, eh ! à trois mois, en payant les intérêts, naturellement. Tu as fait cette course pour si peu ?

Et il rit, rit, faisant sursauter sa bedaine ; il m’invita à m’asseoir, me présenta aux dames.

– Mathias Pascal, Marianne Dondi, veuve Pescatore ; Romilda, sa fille, et… ma nièce.

Il voulut que, pour me remettre de ma course, je busse quelque chose.

– Romilda, si cela ne te dérange pas…

Comme s’il eût été chez lui.

Romilda se leva, en regardant sa mère pour prendre conseil dans ses yeux, et, un instant après, malgré mes protestations, revint avec un petit plateau sur lequel étaient un petit verre et une bouteille de vermout. Aussitôt, à cette vue, sa mère se leva, dépitée, lui disant :

– Mais non ! mais non ! Donne ici !

Elle lui prit le plateau des mains et sortit pour rentrer au bout d’un instant avec un autre plateau de laque, flambant neuf, qui supportait un magnifique service à liqueurs : un éléphant argenté, un tonneau de verre sur l’échine et un grand nombre de petits verres suspendus tout autour qui tintaient.

J’aurais préféré le vermout. Je bus le rossolis. Malagna et la mère en burent aussi. Romilda, non.

Je restai peu, cette première fois, afin d’avoir une excuse pour revenir. Je dis que j’avais hâte de rassurer ma mère au sujet de cette traite, et que je reviendrais dans quelques jours pour jouir plus à mon aise de la compagnie de ces dames.

Il ne me parut pas, à l’air dont elle me salua, que Marianne Dondi, veuve Pescatore, accueillît avec beaucoup de plaisir l’annonce d’une seconde visite : elle me tendit à peine la main, main glacée, sèche, noueuse, jaunâtre ; elle baissa les yeux et pinça les lèvres. La fille me gratifia, en compensation, d’un sourire sympathique qui promettait un accueil cordial et d’un regard doux et triste en même temps, de ces yeux qui me firent, dès la première entrevue, une si forte impression : yeux d’une étrange couleur verte, profonds, intenses, ombragés de cils très longs ; yeux de nuit, entre deux bandeaux de cheveux noirs comme l’ébène, ondulés, qui lui descendaient sur le front et sur les tempes, comme pour mieux faire ressortir la blancheur éclatante de la peau.

La maison était modeste ; mais déjà parmi les vieux meubles, on remarquait quelques nouveaux venus prétentieux et gauches dans l’ostentation de leur nouveauté trop évidente : deux grandes lampes de faïence, par exemple, n’ayant encore jamais servi, aux globes de verre dépoli, d’un goût étrange, sur une console basse au marbre jauni, qui supportait un miroir sombre dans un cadre rond, effrité par places, qui semblait s’ouvrir dans la chambre comme un bâillement d’affamé. Il y avait encore, devant un divan affaissé, un guéridon aux quatre pieds dorés, avec un dessus de porcelaine peint de couleurs trop vives ; puis une étagère de laque japonaise, etc., et sur ces objets nouveaux, les yeux de Malagna s’arrêtaient avec une complaisance évidente, comme tout à l’heure sur le service apporté en triomphe par sa cousine, veuve Pescatore.

Les murs de la pièce étaient presque tout entiers tapissés de vieilles estampes, point laides, dont Malagna voulut me faire admirer quelques-unes, en me disant qu’elles étaient l’œuvre de François-Antoine Pescatore, son cousin, graveur de grand talent (mort fou, à Turin, ajouta-t-il tout bas), dont il voulut aussi me montrer le portrait.

– Exécuté de ses propres mains, devant le miroir.

Tout à l’heure, en regardant Romilda, puis sa mère, j’avais pensé : « Elle ressemble sans doute à son père ! » À présent, devant le portrait de celui-ci, je ne savais plus que penser.

Je ne veux pas hasarder de suppositions outrageantes. J’estime, il est vrai, Marianne Dondi, veuve Pescatore, capable de tout ; mais comment imaginer un homme et un bel homme encore, capable de s’être amouraché d’elle ? À moins qu’il ne se fût rencontré un fou plus fou que le mari.

Je rapportai à Mino les impressions de cette première visite. Je lui parlai de Romilda avec une telle chaleur d’admiration qu’il s’enflamma aussitôt, heureux comme tout qu’elle m’eût tant plu, à moi aussi, et d’avoir mon approbation.

Alors je lui demandai quelles étaient ses intentions ; la mère, sans doute, avait tout l’air d’une sorcière ; mais la fille, je l’aurais juré, était honnête. Pas de doute à avoir sur les odieuses visées de Malagna : il fallait donc à tout prix, au plus vite, sauver la jeune fille.

– Et comment ? me demanda Pomino, suspendu anxieusement à mes lèvres.

– Comment ? Nous verrons. Laisse-moi faire : je t’aiderai. Cette aventure me plaît.

– Eh !… mais !… objecta alors Pomino timidement, commençant à se sentir sur les épines.

– Voudrais-tu dire ?… l’épouser ?

– Je ne dis rien pour l’instant. Tu as peur, peut-être ?

– Non ! Pourquoi ?

– Je te vois courir trop vite. Doucement, et réfléchis. Si nous venons à apprendre qu’elle est véritablement bonne, sage, vertueuse (belle, elle l’est, il n’y a pas de doute, et elle te plaît, pas vrai ?) Oh ! supposons maintenant qu’elle soit vraiment exposée, par la scélératesse de sa mère et de cette autre canaille, à un péril grave, éprouverais-tu quelque hésitation devant un acte méritoire, une œuvre sainte de rédemption ?

– Moi ? non !… non ! fit Pomino. Mais… mon père.

– Il s’y opposerait ? Pour quelle raison ? Pour la dot, pas vrai ? Pas pour autre chose ! Car, tu sais ? elle est fille d’un artiste, d’un graveur de grand talent, mort… oui, mort convenablement, en somme à Turin… Mais ton père est riche, et il n’a que toi : il peut donc te contenter, sans regarder à la dot ! Et du reste si, avec de bonnes paroles, tu ne réussis pas à le persuader, n’aie pas peur : une envolée hors du nid et tout s’arrange. Pomino, as-tu un cœur d’étoupe ?

Pomino se mit à rire, et alors je lui démontrai, clair comme deux et deux font quatre, qu’il était né mari, comme on naît poète. Je lui décrivis, en couleurs vives et séduisantes, la félicité de la vie conjugale avec sa Romilda ; l’affection, les soins, la reconnaissance qu’elle aurait pour lui, son sauveur. Et pour conclure :

– À toi, maintenant, lui dis-je, de trouver la façon de te faire remarquer d’elle et de lui parler ou de lui écrire. Vois, en ce moment, peut-être une lettre de toi pourrait être, pour elle, guettée par cette araignée, une ancre de salut. Pour moi, cependant, je fréquenterai la maison ; je serai là pour veiller : je chercherai à saisir l’occasion de te présenter. Nous sommes d’accord ?

– D’accord !

Pourquoi en moi une telle démangeaison de marier Romilda ? Pour rien. Je le répète : pour le plaisir d’étourdir Pomino. Je parlais, parlais, et toutes les difficultés disparaissaient. J’étais impétueux et prenais tout à la légère. C’est peut-être pour cela, alors, que les femmes m’aimaient malgré cet œil un peu indépendant et mon corps en bûche à équarrir. Cette fois, pourtant, je dois le dire, ma fougue provenait aussi du désir de défoncer la triste toile d’araignée ourdie par ce vilain vieillard et de le faire rester avec un pied de nez ; de la pensée de la pauvre Olive, et aussi, pourquoi pas ? de l’espérance de faire du bien à cette jeune fille qui, vraiment, m’avait fait grande impression.

Est-ce ma faute si Pomino exécuta trop timidement mes prescriptions ? Est-ce ma faute si Romilda, au lieu de s’amouracher de Pomino, s’amouracha de moi, qui pourtant lui parlais toujours de lui ? Est-ce ma faute, enfin, si la perfidie de Marianne Dondi, veuve Pescatore, réussit à me faire croire que par mes propres talents en peu de temps j’avais réussi à vaincre sa défiance et à faire même un miracle : celui de la faire rire plus d’une fois avec mes sorties extravagantes ? Je me vis bien accueilli ; je pensai qu’avec un jeune homme à la maison, riche (je me croyais encore riche) et qui donnait des signes non équivoques d’être tombé amoureux de sa fille, elle avait finalement renoncé à son idée inique, si même elle lui avait jamais passé par la tête. C’est que j’étais arrivé jusqu’à en douter !

J’aurais dû, en vérité, faire attention à ce fait qu’il ne m’était plus arrivé de me rencontrer chez elle avec Malagna et que ce pouvait n’être pas sans raison qu’elle me recevait seulement le matin. Mais qui y prêtait attention ? C’était, du reste, naturel, puisque toutes les fois, pour avoir plus de liberté, je proposais des promenades à la campagne, qui se font plus volontiers le matin. Et puis, je m’étais épris, moi aussi, de Romilda, tout en continuant à lui parler sans cesse de l’amour de Pomino, épris comme un fou de ces beaux yeux, de ce petit nez, de cette bouche, de tout, jusqu’à une petite verrue qu’elle avait sur la nuque, jusqu’à une cicatrice presque invisible à une main, que je lui baisais pour le compte de Pomino, éperdument !

Et pourtant peut-être il ne serait rien arrivé de grave si un matin Romilda (nous étions à l’Épinette et nous avions laissé sa mère en train d’admirer le moulin), tout d’un coup, laissant là la plaisanterie désormais trop prolongée de son timide amant lointain, n’avait eu un accès de larmes imprévu et ne m’avait jeté les bras au cou en me conjurant, toute tremblante, d’avoir pitié d’elle, de l’emmener n’importe comment, pourvu que ce fût bien loin, bien loin de chez elle, loin de cette marâtre, de tous, tout de suite, tout de suite, tout de suite…

Comment pouvais-je si vite l’emmener bien loin ?

Après, pendant quelques jours, je cherchai le moyen, résolu à tout, honnêtement.