Et déjà je commençais, par acquit de conscience, à préparer ma mère à la nouvelle de mon prochain mariage, désormais inévitable, quand, sans savoir pourquoi, je reçus une lettre toute sèche de Romilda, qui me disait de ne plus m’occuper d’elle en aucune façon, et de ne plus me rendre à sa maison, considérant nos relations comme finies pour toujours.

Qu’était-il arrivé ?

Le même jour, Olive accourut en pleurant chez nous annoncer à ma mère qu’elle était la plus malheureuse femme du monde, que la paix de sa maison était détruite pour toujours. Son mari avait réussi à établir la preuve qu’il ne tenait pas à lui s’ils n’avaient pas d’enfants ; il était venu le lui annoncer triomphalement.

J’étais présent à cette scène. Comment je fis pour me contenir, je n’en sais rien. Je fus arrêté par le respect pour ma mère. Suffoqué par la colère, je me sauvai m’enfermer dans ma chambre et, tout seul, les mains dans les cheveux, je me mis à me demander comment Romilda, après tout ce qui s’était passé entre nous, avait pu se prêter à cette comédie. Ce n’était pas seulement le vieux qu’on avait vilement trompé, mais encore moi ! Et cette pauvre Olive abandonnée, perdue !

Avant le soir, je sortis, encore tout frémissant, et j’allai droit à la maison d’Olive. J’avais dans ma poche la lettre de Romilda.

Olive, en larmes, rassemblait ses affaires ; elle voulait retourner chez son père, à qui, jusqu’à présent, par prudence, elle n’avait même pas fait une allusion à ce qu’elle avait dû souffrir.

– Mais, à présent, qu’ai-je à faire ici ? me dit-elle. C’est fini !

– Oh ! tu sais donc tout ? lui demandai-je.

Elle inclina la tête à plusieurs reprises, parmi ses sanglots, et se cacha le visage entre les mains.

– Une jeune fille ! s’écria-t-elle ensuite en levant les bras. Et la mère est d’accord !

– C’est à moi que tu le dis ? fis-je. Tiens ! lis !

Et je lui tendis la lettre. Olive la regarda comme étourdie, la prit et me demanda :

– Qu’est-ce que cela veut dire ?

– Lis ! insistai-je.

Et alors elle s’essuya les yeux, déplia le feuillet et se mit à interpréter les lettres, lentement, en épelant. Après les premiers mots, ses yeux coururent à la signature, et elle me regarda, écarquillant les yeux :

– Toi ?

– Donne-moi, lui dis-je, je vais te la lire, moi, tout entière.

Mais elle pressa le papier contre son sein :

– Non ! cria-t-elle. Je ne te la donne plus ! À présent elle va me servir.

– Et à quoi pourrait-elle te servir ? lui demandai-je en souriant amèrement. Dans toute cette lettre, il n’y a pas un mot grâce auquel ton mari pourrait ne plus croire à ce qu’il est au contraire très heureux de croire. Elles l’ont bien entortillé, va !

– Ah ! c’est vrai ! c’est vrai ! gémit Olive.

– Et alors ? dis-je avec un ricanement. Tu vois ? Tu ne peux plus rien obtenir.

*

* *

Maintenant, pourquoi diable, environ un mois plus tard, Malagna rossa-t-il furieusement sa femme, et, l’écume encore à la bouche, se précipita-t-il chez nous, criant qu’il exigeait sur-le-champ une réparation, parce que j’avais perdu sa nièce, une pauvre orpheline ? Il ajouta que, pour ne pas faire un scandale, il aurait voulu se taire. Par pitié, il avait même résolu d’adopter l’enfant de cette malheureuse, quand il serait né. Mais à présent que Dieu avait voulu lui donner la consolation d’avoir un fils légitime, né de sa propre épouse, il ne pouvait pas, il ne pouvait plus, en conscience, adopter celui qui allait naître de sa nièce.

– Que Mathias y pourvoie ! Que Mathias répare ! conclut-il, congestionné par la fureur. Et tout de suite ! Qu’on m’obéisse tout de suite ! Et qu’on ne me force pas à en dire plus ou à faire quelque sottise !

Raisonnons un peu. Passer même pour imbécile ou pour pis, ne serait pas, au fond, pour moi, un grand malheur. Car, je le répète, je suis comme hors de la vie, et rien ne m’importe plus. Si donc, arrivé à ce point, je veux raisonner, c’est seulement pour la logique.

Romilda affirma que peu après notre promenade à l’Épinette, sa mère, ayant reçu d’elle la confession de l’amour qui désormais la liait à moi indissolublement, était entrée en rage et lui avait dit que jamais, au grand jamais, elle ne consentirait à lui faire épouser un fainéant, déjà presque au bord du précipice. Malagna étant venu à l’heure ordinaire, la mère s’en alla avec une excuse et laissa sa fille seule avec l’oncle. Et alors, elle Romilda, en pleurant, dit-elle, à chaudes larmes, se jeta à ses pieds, lui fit entendre son malheur ; elle le pria de s’entremettre, d’amener sa mère à de meilleurs desseins, car elle m’appartenait et voulait se garder fidèle.

Malagna s’attendrit, mais jusqu’à un certain point. Il lui dit qu’elle était encore mineure, et par suite sous l’autorité de sa mère, laquelle, si elle voulait, pourrait introduire contre moi une action en justice ; que, lui non plus, en conscience, ne saurait approuver un mariage avec un garnement de ma trempe, gaspilleur et sans cervelle. Il conclut qu’il ne pourrait enfin faire autre chose – à condition qu’on gardât avec tout le monde le plus grand secret – que de servir de père au nouveau-né, car il n’avait pas d’enfant et en désirait un depuis si longtemps !

Peut-on être, je vous le demande, plus honnête que cela ? Comme conclusion, on voit que – tombé au milieu de si braves gens – tout le mal, c’est moi qui l’avais fait. Je devais donc l’expier.

Je refusai d’abord. Puis, grâce aux prières de ma mère qui voyait déjà la ruine de notre maison et espérait que je pourrais m’en sauver jusqu’à un certain point, en épousant la nièce de son ennemi, je cédai et j’épousai.

Sur ma tête était suspendue, redoutable, l’ire de Marianne Dondi, veuve Pescatore.

Chapitre 5 MATURATION

Je sens encore mes cheveux se dresser sur ma tête en pensant aux orages que déchaîna sur moi la femme exécrable qui fut ma belle-mère.

Elle ne manquait jamais de rendre Romilda jalouse d’Olive, jalouse aussi de cet enfant qui allait naître à Olive dans l’aisance et la joie ; tandis que celui de Romilda tomberait au milieu de la gêne, de l’incertitude du lendemain, et de cette guerre odieuse. Cette jalousie s’accroissait encore par les nouvelles que quelque brave femme, feignant de ne rien savoir, venait m’apporter de la tante Malagna qui était si contente, si heureuse de la grâce que Dieu avait enfin daigné lui accorder : ah ! Olive était devenue une vraie fleur ; jamais elle n’avait été aussi belle, aussi bien portante.

Et Romilda était là, effondrée sur un fauteuil, pâle, défaite, enlaidie, sans un moment de bon, sans plus même l’envie de parler ou d’ouvrir les yeux.

Était-ce ma faute, cela encore ? Il paraît que oui. Elle ne pouvait plus me voir ni me sentir. Et ce fut pis, quand, pour sauver le domaine de l’Épinette avec le moulin, on dut vendre les maisons, et que ma pauvre maman en fut réduite à entrer dans l’enfer de ma maison.

D’ailleurs, cette vente ne servit à rien. Malagna, avec ce fils à naître, qui le dispensait désormais de toute retenue et de tout scrupule, joua sa dernière partie : il se mit d’accord avec la bande noire et acheta en sous-main les maisons pour quelques sous. Les dettes qui grevaient l’Épinette restèrent ainsi pour la plupart à découvert, et le domaine avec le moulin fut soumis par les créanciers à une administration judiciaire.