On m’a sonné je ne sais quelle cloche. Me voici.
Allons ! vite ! Ton baluchon !
Elle parlait par saccades. Son nez recourbé, fier, dans sa face
brune, bilieuse, frémissait, se contractait de temps en temps, et
ses yeux étincelaient.
De la veuve Pescatore, pas un mot.
Elle avait fini de pétrir, détrempé la farine et fait prendre la
pâte ; maintenant, elle la brandissait en l’air et l’abattait
très fort sur le pétrin ; elle répondait ainsi à ce que disait
la tante. Celle-ci, alors, renforça la dose. Et celle-là, abattant
chaque fois plus fort :
– Mais oui ! Mais sans doute ! Mais pourquoi
pas ? Mais certainement.
Puis, comme si cela ne suffisait pas ; elle alla prendre le
rouleau à pâte et le posa là, à côté d’elle, sur la maie, comme
pour dire : « J’ai encore ceci ».
Mal lui en prit ! Tante Scholastique bondit, enleva
furieusement un petit châle qu’elle avait sur ses épaules et le
lança à ma mère :
– Tiens ! laisse tout. Va-t’en tout de
suite !
Et elle alla se planter en face de la veuve Pescatore. Celle-ci
pour ne pas l’avoir ainsi devant elle, poitrine contre poitrine,
recula d’un pas, menaçante, comme si elle eût voulu brandir le
rouleau, et alors tante Scholastique, ayant pris à deux mains sur
la maie le gros emplâtre de pâte, le lui appliqua sur la tête, le
lui tira en bas sur la face et, à poings fermés, là, là, là, sur le
nez, sur les yeux, dans la bouche, où cela se trouvait. Ensuite
elle attrapa ma mère par un bras et la traîna dehors avec elle.
Ce qui suivit fut pour moi seul. La veuve Pescatore, rugissant
de rage, s’arracha la pâte de la figure, de ses cheveux tout
poissés et vint me la jeter à la face, pendant que je riais, riais,
dans une espèce de convulsion ; elle m’empoigna la barbe, me
griffa ; puis, comme frappée de démence, se jeta par terre et
commença à arracher ses vêtements, à se rouler frénétiquement sur
le plancher, tandis que moi :
– Vos jambes ! vos jambes ! criais-je à la veuve
Pescatore, par terre. Ne me montrez pas vos jambes, par
charité !
*
* *
Je puis dire que, depuis ce moment, j’ai pris goût à rire de
tous mes tourments. Je me vis, en cet instant, acteur d’une
tragédie telle qu’on n’aurait pu en imaginer de plus
bouffonne : ma mère, partie ainsi avec cette folle ; ma
femme, là-bas, qui… laissons-la tranquille ; Marianne
Pescatore ici par terre, et moi avec ma barbe tout emplâtrée, mon
visage égratigné, tout ruisselant de sang, à moins que ce ne fût de
larmes à force de rire. J’allai m’en assurer au miroir. C’étaient
des larmes ; mais j’étais aussi bel et bien griffé. Ah !
cet œil, en ce moment, comme il me plut ! De désespoir il
s’était mis à regarder plus que jamais ailleurs, pour son compte.
Et je m’échappai, résolu à ne pas rentrer à la maison avant d’avoir
trouvé de quoi faire subsister, même misérablement, ma femme et
moi.
Du dépit enragé que je ressentais en ce moment en songeant à
l’insouciance où j’avais vécu tant d’années, j’inférais pourtant
facilement que mon malheur ne pouvait inspirer à personne, non
seulement aucune compassion, mais pas même de considération. Je
l’avais bien mérité. Un seul aurait pu en avoir pitié : celui
qui avait fait main basse sur tout notre avoir ; mais
figurez-vous comme Malagna pouvait sentir l’obligation de venir à
mon secours après ce qui s’était passé entre moi et lui !
Le secours me vint de qui j’étais le moins en droit de
l’attendre.
Après être resté toute la journée hors de chez moi, je tombai
par aventure sur Pomino, qui, feignant de ne pas m’apercevoir,
voulait passer au large.
– Pomino !
Il se tourna, la figure troublée, et s’arrêta, les yeux
baissés :
– Que veux-tu ?
– Pomino ! répétai-je plus fort, en le secouant par
une épaule et en riant de sa moue. Est-ce sérieux ?
Oh ! ingratitude humaine ! Il m’en voulait par
surcroît. Pomino m’en voulait de la trahison dont j’étais coupable
envers lui. Et je ne réussis pas à le convaincre que, au contraire,
c’était lui qui m’avait trahi, et qu’il aurait dû me remercier.
J’étais encore comme ivre de cette mauvaise gaieté qui s’était
emparée de moi depuis que je m’étais regardé au miroir.
– Vois-tu ces égratignures ? lui dis-je. C’est elle
qui me les a faites !
– Ro… c’est-à-dire ta femme ?
– Sa mère !
Et je lui racontai comment et pourquoi. Il sourit, mais
sobrement. Peut-être pensa-t-il qu’elle ne les lui aurait pas
faites, à lui, ces égratignures, la veuve Pescatore : sa
situation était bien différente de la mienne, et il avait un autre
caractère et un autre cœur que moi.
Il me vint alors la tentation de lui demander pourquoi, s’il en
avait tant de deuil, il n’avait pas épousé Romilda à temps, en
prenant au besoin son vol avec elle, comme je le lui avais
conseillé, avant que, par sa ridicule timidité ou par son
indécision, je fusse tombé dans le malheur de m’en amouracher.
J’avais encore bien des choses à lui dire, dans la surexcitation où
je me trouvais ; mais je me contins. Je lui demandai
seulement, en lui tendant la main, qui il fréquentait, ces
jours-ci.
– Personne ! soupira-t-il alors. Personne ! Je
m’ennuie mortellement.
– Marie-toi, mon ami ! Lui dis-je. Tu verras comme on
a du plaisir !
Mais il secoua la tête, sérieusement, les yeux clos, et leva une
main :
– Jamais ! jamais plus !
– Bravo ! Pomino, persévère ! Si tu désires de la
compagnie, je suis à ta disposition, même pour toute la nuit, si tu
veux.
Et je lui exposai la situation désespérée où je me trouvais.
Pomino s’émut, en véritable ami, et m’offrit le peu d’argent qu’il
avait sur lui. Je le remerciai de tout cœur et je lui dis que cette
aide ne m’aurait servi à rien : le jour d’après, ç’aurait été
tout comme. Il me fallait une place.
– Attends ! s’écria alors Pomino. Tu sais que mon père
est maintenant au Municipe ?
– Non. Mais je l’imagine.
– Assesseur communal pour l’instruction publique.
– Cela, je ne l’aurais pas imaginé !
– Hier soir à dîner… Attends ! Tu connais
Romitelli ?
– Non.
– Comment non ! Celui qui est là-bas, à la
bibliothèque Boccamazza. Il est sourd, presque aveugle, tombé en
enfance et ne se tient plus sur ses jambes.
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