Notre avoir était
liquidé.
Que faire désormais ? Je me mis, mais sans grand espoir, à
la recherche d’une occupation quelconque, pour pourvoir aux besoins
les plus urgents de la famille. J’étais inapte à tout, et la
renommée que je m’étais faite avec mes entreprises juvéniles et
avec mon désœuvrement n’engageait certes personne à me donner du
travail. D’ailleurs, les scènes auxquelles il me fallait
journellement assister et prendre part dans la maison m’enlevaient
ce calme dont j’avais besoin pour me recueillir un peu et
considérer ce que j’aurais pu et su faire.
Ce qui me causait une véritable répugnance était de voir ma
mère, là, en contact avec la veuve Pescatore. Ma sainte petite
vieille, non plus ignorante, mais à mes yeux irresponsable de ses
torts provenant de n’avoir pas su croire, avant d’en avoir tant de
preuves, à la méchanceté des hommes, en restait toute repliée sur
elle-même, les mains dans son tablier, les yeux baissés, assise
dans un coin, comme si elle n’eût pas été bien sûre de pouvoir y
rester, là, à cette place comme si elle eût été toujours dans
l’attente d’un départ, d’un départ prochain, si Dieu le
voulait ! Et elle ne dérangeait pas même l’air qui
l’entourait. De temps en temps, elle souriait à Romilda,
pitoyablement ; elle n’osait plus l’approcher, car, une fois,
peu de jours après son entrée chez nous, étant accourue pour lui
prêter son aide, elle avait été rudement repoussée par la vieille
sorcière.
Par prudence, Romilda ayant vraiment besoin d’aide à ce moment,
j’étais resté coi ; mais je veillais à ce que personne ne
manquât de respect à ma pauvre maman.
Je m’apercevais pourtant que la garde que je montais autour de
ma mère irritait sourdement la sorcière et même ma femme. Je
craignais que, quand je n’étais pas à la maison, pour exhaler leur
rage et épancher leur bile, elles ne la maltraitassent. J’étais sûr
que maman ne m’en aurait rien dit. Et cette pensée me torturait.
Combien de fois lui regardai-je les yeux pour voir si elle avait
pleuré ! Elle me souriait, me caressait du regard, puis me
demandait :
– Pourquoi me regardes-tu ainsi ?
– Te sens-tu bien, maman ?
Elle me faisait à peine un geste de la main et me
répondait :
– Bien ! Ne vois-tu pas ? Va près de ta femme,
va ! Elle souffre, la pauvre petite !
Je pensais à écrire à mon frère Robert, à Oneglia, pour lui dire
de prendre chez lui notre mère, non pour m’enlever une charge que
j’aurais si volontiers supportée, même dans la gêne où je me
trouvais, mais uniquement pour son bien à elle.
Berto me répondit qu’il ne pouvait pas ; il ne pouvait pas
parce que sa situation en face de la famille de sa femme et de sa
femme elle-même, était des plus pénibles, depuis nos revers :
il vivait sur la dot de sa femme. Il n’osait encore imposer à
celle-ci la charge de sa belle-mère. Du reste, la maman, disait-il,
ne se serait peut-être pas trouvée bien, pour la même raison, dans
sa maison, car lui aussi vivait avec la mère de sa femme,
excellente sans doute, mais qui pouvait devenir mauvaise, grâce aux
jalousies inévitables et aux froissements qui se produisent entre
les belles-mères. Il valait donc mieux que la maman restât chez
moi : au moins elle ne s’éloignerait pas, dans ses dernières
années, de son pays et ne se verrait pas contrainte de changer de
vie et d’habitudes. Enfin, il se déclarait très peiné de ne
pouvoir, pour toutes les considérations exposées ci-dessus, me
prêter le moindre secours pécuniaire, comme il l’aurait désiré de
tout son cœur.
Je cachai cette lettre à ma mère. Rompre même très peu
l’équilibre qui, peut-être, lui coûtait tant d’étude, l’équilibre
grâce auquel il pouvait vivre proprement et peut-être même avec un
certain air de dignité, aux dépens de sa femme, aurait été pour
Berto un sacrifice énorme, une perte irréparable. Outre sa belle
prestance, ses manières distinguées, tout cet extérieur de monsieur
élégant, il n’avait plus rien, lui, à donner à sa femme, pas même
un brin de cœur qui, peut-être, lui aurait fait oublier l’ennui
qu’aurait pu lui apporter ma pauvre maman. Mais, quoi ! Dieu
l’avait fait ainsi ; il ne lui en avait donné qu’un tout petit
peu, de cœur. Qu’y pouvait-il faire, le pauvre Berto ?
Cependant, la gêne croissait, et je ne trouvais rien pour y
remédier. On vendit les bijoux de maman, chers souvenirs ! La
veuve Pescatore, craignant que moi et ma mère en fussions réduits
avant peu à vivre sur sa méchante rente dotale de quarante-deux
lires par mois, devenait de jour en jour plus sombre et de manières
plus méchantes. Je prévoyais d’un moment à l’autre l’explosion de
sa fureur, contenue depuis trop longtemps, peut-être, grâce à la
présence et à l’attitude de maman. En me voyant tourner par toute
la maison comme une mouche sans tête, cet ouragan de femme me
lançait des regards précurseurs de tempête. Je sortais pour
interrompre le courant et empêcher la décharge. Mais ensuite je
craignais pour maman et je rentrais.
Un jour, pourtant, je n’arrivai pas à temps. La tempête avait
éclaté, et pour un prétexte des plus futiles : pour une visite
des deux vieilles servantes à ma mère.
L’une d’elles, n’ayant rien pu mettre de côté, parce qu’elle
avait dû entretenir une fille restée veuve avec trois bambins,
s’était aussitôt placée pour servir ailleurs ; mais l’autre,
Marguerite, seule au monde, plus fortunée, pouvait maintenant
reposer sa vieillesse avec le magot recueilli en service chez nous.
Or, il paraît qu’avec ces deux braves femmes, compagnes éprouvées
de tant d’années, maman se plaignit doucement de son état si
misérable et si amer. Alors, aussitôt, Marguerite, la bonne petite
vieille qui l’avait déjà soupçonné et n’osait pas le lui dire, lui
avait offert de s’en aller avec elle à sa maison : elle avait
deux chambrettes bien propres, avec une terrasse qui regardait la
mer, pleine de fleurs ; elles resteraient ensemble, en paix.
Oh ! elle allait être heureuse de pouvoir encore la servir, de
pouvoir lui prouver ainsi l’affection et la dévotion qu’elle
ressentait pour elle !
Mais ma mère pouvait-elle accepter l’offre de cette pauvre
vieille ? D’où la colère de la veuve Pescatore.
Je la trouvai, en rentrant, les poings tendus contre Marguerite,
laquelle pourtant lui tenait tête courageusement, tandis que maman,
épouvantée, les larmes aux yeux, toute tremblante, se tenait
attachée des deux mains à l’autre petite vieille, comme pour se
garantir.
Voir ma mère dans cette posture et perdre la lumière de mes yeux
fut tout un. Je saisis par un bras la veuve Pescatore et l’envoyai
pirouetter bien loin. Elle se redressa et courut sur moi, pour me
sauter après ; mais elle s’arrêta.
– Hors d’ici ! me cria-t-elle. Toi et ta mère
allez ! Hors d’ici tous deux !
– Écoute, lui dis-je alors, d’une voix qui tremblait par
les efforts violents que je faisais pour me contenir. Écoute !
Va-t’en dehors, toi, tout de suite, avec tes jambes, et ne me mets
plus à l’épreuve. Va-t’en, pour ton bien ! Va-t’en !
Romilda, pleurant et criant, se leva de son fauteuil et vint se
jeter dans les bras de sa mère :
– Non ! Toi avec moi, maman ! Ne me laisse pas
ici !
Mais cette digne mère la repoussa, furibonde.
– Tu l’as voulu ? Garde-le, maintenant, ton mauvais
voleur ! Je m’en vais toute seule !
Mais elle ne s’en alla pas, bien entendu.
Deux jours après, mandée, je suppose par Marguerite, arriva en
grande furie, à l’accoutumée, tante Scholastique, pour emmener
maman avec elle.
Cette scène mérite d’être représentée.
La veuve Pescatore était ce matin-là, en train de faire le pain,
les manches retroussées, son jupon relevé et entortillé autour de
sa taille pour ne pas le salir. Elle se tourna à peine en voyant
entrer la tante et continua à pétrir comme si de rien n’était. La
tante n’y prit pas garde : du reste, elle était entrée sans
saluer personne, se dirigeant vers ma mère, comme si elle eût été
seule dans la maison.
– Tout de suite, allons ! habille-toi ! Tu
viendras avec moi.
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