Cette fois, Marie était petite fille et sa mère, vieille et ratatinée comme juste avant sa mort, caressait les joues de Marie avec des doigts froids couleur de cire en fredonnant « Comme t’es jolie, mon bébé, regarde comme t’es jolie » ; elle promenait ses doigts exsangues sur les yeux de Marie, sur ses lèvres, et Marie fermait les yeux, elle appuyait la joue contre la paume lisse comme du marbre de sa mère. Puis sa mère lui prenait la main et l’entraînait dans un long couloir. « Viens voir comme t’es jolie, mon bébé, viens voir. » Marie découvrait un miroir au bout du couloir. « Tu vois comme t’es jolie ? » disait sa mère, tendant la main vers la glace. Marie regardait pour voir comme elle était jolie et poussait un cri : elle n’avait pas de reflet.

Elle se réveilla en sursaut mais fut incapable de bouger. Elle savait qu’elle ne dormait plus, sentit que les muscles de son visage et de son corps étaient tétanisés. Elle ne pouvait pas remuer, pas même respirer. Elle entendait les cloches de l’Immaculée et le bruit de la douche dans la salle de bains. Elle était paralysée. Elle était incapable d’ouvrir les yeux, elle faisait un collapsus pulmonaire. Elle s’efforça de ne pas s’affoler. Elle savait maintenant qu’elle devait se concentrer. Se détendre. Elle n’avait plus d’air dans les poumons et elle n’arrivait pas à écarter les lèvres pour crier. Enfin, au prix d’un énorme arrachement intérieur, elle se redressa brusquement dans le lit, sa chemise de nuit lilas trempée de sueur. Marie était encore enfant lorsqu’elle avait eu sa première crise. Son père, qui en avait aussi, lui avait dit que si quelqu’un la touchait quand elle était éveillée et paralysée comme ça, elle mourrait d’une crise cardiaque. Elle se frotta le nez, grogna et alluma une cigarette.

 

En sortant de la douche, Tommy entendit Marie faire du bruit dans la cuisine et jura. Il aimait avoir le coin-repas pour lui seul pendant quelques heures le dimanche matin afin de pouvoir lire le News, fumer quelques cigarettes, boire quelques tasses de café, écouter la radio. Il frotta avec vigueur ses cheveux noirs aux reflets bleus, noua une serviette autour de sa taille et se pencha vers le miroir pour examiner sa nouvelle moustache à la Fu Manchu. L’année précédente, il avait changé six fois de look, il avait même essayé les pattes et la moustache en guidon de vélo, mais il préférait vraiment cette moustache à la Fu Manchu qui lui descendait de chaque côté de la bouche en deux épaisses lignes noires. Il ne put s’empêcher de sourire en pensant à ce que la nana avait dit la veille au soir : « Oooh, regarde ! C’est Jack Palance ! » Chubby avait été jaloux jusqu’à ce qu’elle s’exclame que lui aussi ressemblait à Jack Palance. Chubby ressemblait surtout à un hippopotame, si vous vouliez l’avis de Tommy. Jack Palance. Il palpa ses pommettes hautes, son menton dur.

— P’pa, je peux entrer ? Faut que je fasse pipi.

La voix d’Albert de l’autre côté de la porte de la salle de bains le tira de sa rêverie. Tommy ouvrit et passa devant son fils sans lui accorder un regard.

 

— Hé, Thomas Junior ! lança Tommy à Stony en lui adressant un clin d’œil. Passe-moi le sel.

Stony avait les doigts gras de beurre et la salière glissa dans l’assiette de son père.

— J’ai pus faim, gémit Albert.

Il avait deux flocons Lucky Charms collés à son menton et n’avait avalé que trois cuillerées.

— Quoi ? répliqua Marie en lui lançant un regard sévère. Tu veux plus manger ?

Elle hocha la tête et plissa les yeux.

— Tu veux plus manger ?

Albert baissa la tête vers ses céréales.

— On est allés voir qui, hier ? lui demanda-t-elle sans le regarder.

— Le docteur Schindler, répondit-il d’un ton penaud.

— Quoi ?

— Le docteur Schindler.

— Je t’entends pas.

— Le docteur Schindler.

— Je… t’entends… pas !

Albert ferma les yeux, les entrouvrit et rapprocha ses mains, joignit les extrémités de ses doigts, puis les écarta vivement. Stony semblait sur le point de se jeter sur sa mère quand Albert bredouilla :

— Le d… docteur Schindler !

Tommy parut un instant surpris puis revint à ses œufs. Marie alluma une cigarette.