Albert regarda son visage rondelet aux yeux noirs de mascara à travers le rideau de fumée ondulant.
— Et qu’est-ce qu’il a dit, le docteur Schindler ?
— Que je suis trop maigre.
— De combien ?
Les sourcils haussés, Albert formait avec ses lèvres des mots qui ne voulaient pas sortir. Son estomac avait de méchants soubresauts. Tommy se leva de table, ramassa le News et fila vers les gogues.
— Où tu vas comme ça ? aboya Marie.
— Faut que j’aille couler un bronze, rétorqua-t-il. Si ça te dérange pas, bien sûr.
Elle écarta la vanne d’un geste écœuré de la main.
— Lâche-le un peu, ce môme ! ajouta Tommy.
Son visage s’assombrit et il agita le journal dans son énorme poing.
— Tu sais combien il pèse ? Ça t’intéresse ? riposta-t-elle.
Ils étaient maintenant debout tous les deux et Albert se mit à pleurer. Stony toucha l’épaule de son frère, fit une grimace en direction de ses parents et lui adressa un clin d’œil. Albert essuya ses larmes avec le renflement de sa paume.
— Dis à ton père combien tu pèses, lui ordonna Marie.
— V… vingt-cinq kilos.
— Exactement ! Et qu’est-ce que je ferai de toi, cet été, si t’as pas pris douze kilos d’ici juin ?
— Tu me… Tu me mettras à l’hô… à l’hôpital.
— Et qu’est-ce qu’ils font aux maigrichons, à l’hôpital ? insista-t-elle.
Tommy se rua hors de la cuisine et une seconde après la porte de la salle de bains claqua. Marie rejeta deux fuseaux de fumée par ses narines retroussées de rage. Elle laissa sa cigarette tomber dans son café et commença à débarrasser la table sans regarder ses fils.
Stony fit signe à son frère de disparaître. Albert se leva, alla dans sa chambre regarder les dessins animés du dimanche matin à la télé.
Assis sur la cuvette, Tommy s’abîmait dans ses pensées. Il songeait à Marie, à la sale connasse qu’elle était devenue. Il avait envie de lui taper dessus, mais il se rappela ce qui était arrivé la dernière fois qu’il l’avait frappée, après qu’elle avait viré son frère Chubby de la maison à coups de latte parce qu’il avait brûlé le dessus de la table basse avec sa clope. Il se souvint qu’en revenant du Banion’s, ce soir-là, il avait vu ses jambes dépasser de la salle de bains, dans le couloir. D’abord, il avait cru qu’elle était bourrée. Et puis il y avait eu les docteurs, le lavage d’estomac. Sa foutue mère, aussi (qu’elle repose en enfer). Combien de fois on peut s’excuser ? Il songea à Albert, si maigre qu’il faisait penser au Mahatma Gandhi enveloppé dans son drap et ses couches, même si Tommy aurait préféré que Marie foute la paix au gamin une fois de temps en temps. Et Stony. Ah, Stony. Le fils parfait. Super Thomas Junior. Il le voyait bien chez les électriciens, il n’aurait pas de mal à le faire entrer. Ils pourraient peut-être même bosser sur les mêmes chantiers, Stony et lui. Il imagina qu’il l’amenait à la baraque des électriciens et qu’il le présentait aux gars. Stony les impressionnerait, il était fort comme un taureau. Ouais. Stony. Et Chubby. Putain de rital, celui-là, se dit Tommy en riant. Un vrai Jack Palance. Il se rappela l’expression de Chubby pendant qu’il tronchait la fille, hier soir.
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