Elle retourna vers la salle de bains, où Albert continuait à hurler.
Marie rouvrit la porte, prit son fils dans ses bras.
— Chhh, mon bébé, maman est là, maman est là.
Mais Albert ne s’arrêtait pas. Il avait des haut-le-cœur, il suffoquait mais il continuait à crier.
Dix minutes plus tard, Marie, livide et tremblante, l’enferma de nouveau dans la salle de bains et, tandis que ses cris fracassaient l’air, elle décrocha le téléphone framboise.
— Oh, mon Dieu, mademoiselle, donnez-moi l’hôpital Jacobi. Oh, mon Dieu !
Stony, Butler et Chili Mac étaient vautrés sur de gros coussins dans le nouveau living du videur. Le long d’un mur étaient alignés trois cartons de la taille d’une machine à laver contenant les vêtements, les livres, la vaisselle et autres affaires de Chili Mac. L’appartement avait été repeint en blanc, le parquet reverni. Chili Mac avait immédiatement installé sa chaîne stéréo, placé les enceintes dans des coins opposés, de part et d’autre d’une grande baie vitrée. Sympa, l’appart. Assis par terre, le visage luisant de transpiration, ils buvaient du Coca à la canette. Chili Mac avait sur le giron un sachet en plastique à moitié rempli d’herbe. Il était en train de rouler des joints. Son vrai nom, c’était Matthew Mackell. Certains disaient qu’on l’appelait Chili Mac parce qu’il était dingue de bouffe mexicaine, mais la plupart des gens s’accordaient à penser qu’on lui avait donné ce surnom parce qu’il était drôlement cool.
— Chili, mets-nous J. B., réclama Butler en s’épongeant la nuque.
— Mets-le toi-même, mec, j’ai les mains occupées.
Il se glissa un joint entier dans la bouche, le ressortit et le posa par terre.
Butler rampa vers une pile de disques haute d’un mètre, en extirpa celui de James Brown en concert à l’Apollo.
— Mac, combien tu paies pour ça ? demanda Stony en désignant la pièce.
— Cent cinquante par semaine.
Il y avait maintenant deux joints par terre.
« Mesdames et messieurs, voici venu le moment de la star. Vous êtes prêts pour le moment de la star ? Merci, merci infiniment. C’est pour moi un immense plaisir de vous présenter celui qu’on connaît sur le plan national et international comme le plus grand pro du show-biz… »
Le disque avait été mis tant de fois qu’il grésillait plus qu’un talkie-walkie.
Mac alluma le troisième joint, tira trois taffes coup sur coup et le passa à Stony. Celui-ci aspira une longue bouffée et le tendit à Butler.
— Mac, t’es payé combien au club ? demanda Stony, la voix tendue par ses efforts pour garder la fumée dans ses poumons.
— Cent pour le week-end mais j’ai d’autres revenus, répondit le videur en soulevant le sachet.
Stony se sentit jaloux.
— Merde, grogna-t-il en rejetant la fumée.
Chili Mac portait un débardeur en rayonne léopard. Sur n’importe qui d’autre, cela aurait paru ridicule, mais avec son physique, Mac ressemblait à la réponse du Black Power à Tarzan.
Stony renifla.
— Hé, Butler, tu l’auras quand, ta piaule à toi ?
— Dans six mois.
Butler toussa, remplit l’air de fumée.
— Mec, si tu tousses comme ça, j’ai pas besoin de fumer, dit Mac en s’esclaffant. Y a tout ce qu’il faut à inhaler, avec ce que tu rejettes de tes poumons.
« Mesdames et messieurs, le stupéfiant Mister Please Please en personne, la vedette du concert, James Brown, et les Famous Flames ! »
— Six mois, putain, je serai peut-être en Louisiane, dans six mois, grommela Stony.
Mac prit le pétard rougeoyant que lui tendait Butler.
— Tu pars à l’armée ?
— L’armée ! Sûrement pas. J’irai peut-être en fac là-bas.
Mac tira quelques courtes bouffées rapides.
— Pourquoi tu vas pas à City ? Les admissions sont libres.
— Ouais, je sais, répondit Stony en se frottant le visage. C’est justement le problème, ils prennent n’importe qui.
— Trop de bronzés ? dit Mac, tenant délicatement le pétard entre le pouce et l’index.
— Pas seulement, y a aussi trop de latinos.
Butler ricana puis se reprit :
— Pardon.
Stony lui tendit le joint en passant son tour.
— Qu’est-ce qui te fait rire ? T’es si con que même à une analyse d’urine t’aurais de mauvais résultats.
— Pas assez con pour aller m’enterrer chez Li’l Abner.
Mac s’esclaffa.
— Stones, elle s’appelle comment, cette université ?
Stony haussa les épaules.
— Purdy Free Normal, quelque chose comme ça.
Cette fois, Chili Mac explosa de rire, tomba du coussin et se roula par terre. Butler et Stony échangèrent un regard. Chili se redressa, s’appuya sur un coude, tenta de parler et retomba sur le dos, battit des jambes. Il refit une tentative :
— Tu… tu… oh, merde… tu me rappelles l’histoire de ce mec que j’ai lue dans un bouquin… Il flippait parce qu’il vivait à New York et qu’il avait peur de se prendre une bombe atomique, alors il a emmené toute sa famille dans le Dakota ou je sais pas où. Un mois plus tard, on construisait une usine de missiles nucléaires juste à côté de son jardin…
— Quel rapport avec moi ? répliqua Stony d’un ton nerveux.
— Tu vas en Louisiane à cause de la racaille qu’y a ici, c’est ça ? Mais tu vas te retrouver à Chocolat City !
Mac repartit à rire.
— De quoi tu parles ?
— Tu… tu sais ce que c’est, Purdy ? Y a tant de Noirs qu’à côté Howard ressemble à l’université du Vermont !
Stony en resta sans voix. Butler voulut avaler une gorgée de sa canette et fut pris d’un tel fou rire que le Coca lui ressortit par le nez.
— Pourquoi t’as voulu t’inscrire là-bas ?
— Mon conseiller d’orientation cherchait une fac où je serais admis, répondit Stony, l’air penaud.
— Je connais Purdy, mec, reprit Chili Mac, un peu calmé, mon cousin y est allé. T’as jamais entendu parler de Grambling, ou de Tuskegee ?
— Si mais…
— Purdy, c’est pareil ! J’espère que tu deviendras membre d’une association d’étudiants réputée, mon frère.
Mac se tordait de nouveau de rire.
— Hé, Stony, dit Butler, je crois que tu viens d’avoir les résultats de ton analyse d’urine…
A mesure que la journée s’avançait et au fil des pétards de Mac, l’humeur de Stony passa de la stupeur et de l’embarras à une hilarité quasi hystérique. Merde pour la fac, de toute façon. Lorsqu’il quitta l’appartement, il était trop détruit pour conduire et il prit un taxi pour rentrer.
— Où on va, Rocco ?
Le chauffeur avait le crâne rasé et une épaisse moustache tombante.
— Co-op City.
— Ça te dérange si je fais la course pour mon compte ?
— Deux dollars, alors ? marchanda Stony.
Le chauffeur acquiesça d’un hochement de tête. Stony remarqua ses larges épaules et ses traits charnus. Avec sa moustache et son crâne lisse, il avait l’air d’un méchant dans un film de James Bond. Après deux minutes de conduite kamikaze, ils se retrouvèrent bloqués par un embouteillage.
— Meeeerde.
Il mit au point mort, s’adossa à la portière, tambourina des doigts sur le dossier de la banquette avant.
— Regarde-moi ça.
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