Elle sentait la maigreur extrême de son fils ; ses côtes qui saillaient même sous sa chemise de polo la glaçaient de dégoût. Elle le projeta sur le lit pour l’écarter d’elle mais il se releva aussitôt, s’aplatit contre le mur tel un animal traqué. Sur le téléviseur, le dessin animé explosa en gerbes d’étoiles qui se dissipèrent pour révéler un coyote noirci par de la poudre à canon.
— Arrête cette saloperie ! brailla Marie.
Avec un gémissement, Albert plongea vers le poste, l’éteignit et retourna aussitôt contre le mur.
— Pourquoi vous me détestez tous ? Je dis : « Mange, Albert, mange, s’il te plaît, tu es trop maigre »… Le docteur ? Oh, non ! Tu brises le cœur de tout le monde, tous ceux qui t’aiment, tu leur brises le cœur. Ils te regardent, ils ont envie de dégueuler ! Ouais ! La semaine dernière, ta tante Phyllis était en larmes. En larmes ! Elle m’a dit : « Pardonne-moi, Marie, mais quand je le vois, un vrai squelette, j’ai envie de vomir… »
— Non ! hurla Albert.
L’image de sa tante préférée en larmes à cause de sa maigreur égoïste le fit pleurer d’angoisse. Il tomba à genoux sur le sol, se balança d’avant en arrière.
Marie réduisit sa voix à un murmure :
— Pourquoi tu nous fais ça ? Quel plaisir tu prends à nous torturer ? Je te supplie de manger, je te prépare ce que tu veux. Je fais les courses, je rentre, je prépare le repas et je prie le bon Dieu : Faites que ça lui plaise, faites qu’il mange.
Elle s’agenouilla elle aussi, leva ses mains jointes vers le plafond et mugit :
— Seigneur ! Seigneur ! Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi je suis punie ?
— M’man !
Albert courait de nouveau sur place, le visage cramoisi et tordu de chagrin, les joues ruisselantes de larmes.
— Je mangerai, maman ! Je mangerai ! Je te jure que je mangerai !
Il se précipita dans la cuisine et revint avec un paquet de riz.
— Regarde ! Regarde !
Il fourra une poignée de riz cru dans sa bouche. Les yeux toujours clos, Marie l’ignora. Il hoqueta, cracha du riz et de la bile sur le sol. Sa mère se raidit de dégoût. Il tendit la main vers ses jambes.
— Ne me touche pas ! cria-t-elle, montrant les dents et le repoussant. Je m’en vais ! Pour toujours ! Je ne peux plus te supporter !
Elle sortit de la pièce, claqua la porte au nez de son fils.
— Maman !
Il rouvrit la porte, poursuivit sa mère dans l’appartement en serrant le paquet de riz contre sa poitrine. Marie courut dans le vestibule, prit dans le placard un manteau de fausse fourrure et une valise marron.
— Regarde, m’man, je mange ! Je mange ! Regarde ! Regarde !
Albert pleurait, fourrait du riz dans sa bouche, en rejetait autant qu’il en avalait. Il s’agrippa à sa robe quand elle tenta d’enfiler le manteau. Elle le fit tomber par terre.
— Je ne peux plus te supporter ! Je ne peux plus te voir ! Tu me rends malade !
Elle mit le manteau, empoigna la valise vide et parvint à sortir de l’appartement avant qu’Albert se relève.
— Maman !
Il se rua vers la porte, tira frénétiquement sur la poignée.
— Je serai sage, m’man ! Je mangerai, je mangerai ! Pardon ! Oh, maman-maman-maman !
La porte ne s’ouvrait pas. De l’autre côté, Marie, couverte de sueur, pressait la poignée de ses mains exsangues. Une envie de vomir lui monta du ventre mais elle la contint. La tête lui tournait. Elle luttait contre le vertige en écoutant Albert la supplier. Entendant une porte s’ouvrir au bout du couloir, Marie retourna précipitamment dans l’appartement. Albert criait toujours, mais quelque chose n’allait pas. Il ne la regardait pas, il fixait la porte, serrant toujours son paquet de riz. Elle défit son manteau, plaqua une main sur la bouche de son fils. Il avait les yeux grands ouverts, inondés de larmes. Lorsqu’elle écarta sa main, il se remit à crier. La sonnette retentit, la fit sursauter. Elle bâillonna de nouveau Albert de sa main, le poussa dans la salle de bains, l’enferma. Nouveau coup de sonnette. Marie retourna ouvrir la porte. Mme Katz, la vieille conne de voisine, se tenait dans le couloir, la valise marron à la main.
— Qui c’est qui crie comme ça ?
Marie lui arracha la valise des doigts et lui claqua la porte à la figure.
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