Il y avait des profils tournés l’un vers
l’autre, des manches d’habit noir derrière des corbeilles
d’asclépias, une mine rieuse d’enfant au-dessus d’une glace aux
fruits, et le dessert au niveau des visages entourait toute la
nappe de gaieté, de couleurs, de lumières.
Oh ! oui, Risler était content. À part son frère Frantz,
tous ceux qu’il aimait se trouvaient là. D’abord, en face de lui,
Sidonie, hier la petite Sidonie, aujourd’hui sa femme. Pour dîner,
elle avait quitté son voile ; elle était sortie de son nuage.
À présent, de la robe de soie toute blanche et unie montait un joli
visage d’un blanc plus mat et plus doux, et la couronne de cheveux
– au-dessous de l’autre couronne si correctement tressée – vous
avait des révoltes de vie, des reflets de petites plumes ne
demandant qu’à s’envoler. Mais les maris ne voient pas ces
choses-là.
Après Sidonie et Frantz, ce que Risler aimait le plus au monde,
c’était madame Georges Fromont, celle qu’il appelait « madame
Chorche », la femme de son associé, la fille de défunt
Fromont, son ancien patron et son dieu. Il l’avait mise près de
lui, et dans sa façon de lui parler on sentait de la tendresse et
de la déférence. C’était une toute jeune femme, à peu près du même
âge que Sidonie, mais d’une beauté plus correcte, plus tranquille.
Elle causait peu, dépaysée dans ce monde mêlé, s’efforçant pourtant
d’y paraître aimable.
De l’autre côté de Risler se tenait madame Chèbe, la mère de la
mariée, qui rayonnait, éclatait dans sa robe de satin vert luisante
comme un bouclier. Depuis le matin, toutes les pensées de la bonne
femme étaient aussi brillantes que cette robe de teinte
emblématique. À tout moment elle se disait à elle-même :
« Ma fille épouse Fromont jeune et Risler aîné de la rue des
Vieilles-Haudriettes !… » Car, dans son esprit, ce
n’était pas Risler aîné seul que sa fille épousait, c’était toute
l’enseigne de la maison, cette raison sociale fameuse dans le
commerce de Paris ; et chaque fois qu’elle constatait cet
événement glorieux, madame Chèbe se tenait encore plus droite,
tendant la soie du bouclier à la faire craquer.
Quel contraste avec l’attitude de M Chèbe, placé quelques
chaises plus loin ! En ménage, généralement, les mêmes causes
produisent des effets tout à fait différents Ce petit homme au
grand front d’utopiste, poli, bosselé et vide comme une houle de
jardin, avait l’air aussi furieux que sa femme était rayonnante.
Cela ne le changeait pas, du reste, car M. Chèbe rageait tout
le long de l’année. Ce soir-là, pourtant, il n’avait pas sa mine
piteuse et fanée d’habitude, ni ce large paletot flottant dont les
poches ressortaient gonflées par des échantillons d’huile, de vin,
de truffes, de vinaigre, selon qu’il plaçait l’une ou l’autre de
ces marchandises. Son habit noir, magnifique et neuf, faisait
pendant à la robe verte, mais malheureusement ses pensées étaient
de la couleur de son habit… Pourquoi ne l’avait-on pas mis près de
la mariée, comme c’était son droit ? Pourquoi avait-on donné
sa place à Fromont jeune ?… Et le vieux Gardinois, le
grand-père des Fromont, qu’est-ce qu’il faisait près de
Sidonie ?… Ah ! voilà ! Tout aux Fromont et rien aux
Chèbe. Et ces gens-là s’étonnent qu’on fasse des
révolutions !…
Heureusement que, pour épancher sa bile, l’enragé petit homme
avait près de lui son ami Delobelle, vieux comédien en retrait
d’emploi, qui l’écoutait avec sa physionomie placide et majestueuse
des grands jours. On a beau être éloigné du théâtre depuis quinze
ans par la mauvaise volonté des directeurs, on trouve encore, quand
il faut, des attitudes scéniques appropriées aux événements. C’est
ainsi que, ce soir-là, Delobelle avait sa tête des jours de noces,
mine demi-sérieuse, demi-souriante, condescendante aux petites
gens, à la fois aisée et solennelle. On eût dit qu’il assistait, en
vue de toute une salle de spectacle, à un festin de premier acte
autour de mets en carton, et il avait d’autant plus l’air de jouer
un rôle, ce fantastique Delobelle, que, comptant bien qu’on
utiliserait son talent dans la soirée, mentalement, depuis qu’on
était à table, il repassait les plus beaux morceaux de son
répertoire, ce qui donnait à sa figure une expression vague,
factice, détachée, cet air faussement attentif du comédien en
scène, feignant d’écouter ce qu’on lui dit, mais ne pensant tout le
temps qu’à sa réplique.
Chose singulière, la mariée, elle aussi, avait un peu de cette
expression. Sur ce jeune et joli visage, que le bonheur animait
sans l’épanouir, une préoccupation secrète apparaissait ; et,
par moments, comme si elle s’était parlé à elle-même, le
frétillement d’un sourire passait au coin de sa lèvre. C’est avec
ce petit sourire qu’elle répondait aux plaisanteries un peu
gaillardes du grand-père Gardinois, assis à sa droite :
– Cette Sidonie, tout de même !… disait le bonhomme en
riant… Quand je pense qu’il n’y a pas deux mois elle parlait
d’entrer dans un couvent… On les connaît leurs couvents à ces
fillettes !… C’est comme on dit chez nous : le
couvent de Saint-Joseph, quatre sabots sous le lit !…
Et tout le monde autour de la table riait de confiance aux
farces campagnardes de ce vieux paysan berrichon, à qui une fortune
colossale tenait lieu, dans la vie, de cœur, d’instruction, de
bonté, mais non d’esprit ; car il en avait, le finaud, et plus
que tous ces bourgeois ensemble. Parmi les gens très rares qui lui
inspiraient quelques sympathies, cette petite Chèbe, qu’il avait
connue toute gamine, lui plaisait tout particulièrement ; et
elle, de son côté, trop récemment riche pour ne pas vénérer la
fortune, parlait à son voisin de droite avec une nuance très
marquée de respect et de coquetterie.
Pour celui de gauche, au contraire, Georges Fromont, l’associé
de son mari, elle se montrait pleine de réserve. Leur conversation
se bornait à des politesses de table, et même il y avait entre eux
comme une affectation d’indifférence. Tout à coup il se fit parmi
les convives ce petit frémissement qui annonce qu’on va se lever,
un bruit de soie, de chaises, le dernier mot des conversations,
l’achèvement des rires, et dans ce, demi-silence, madame Chèbe,
devenue communicative, disait très haut à un cousin de province en
extase devant le maintien réservé et si tranquille de la nouvelle
mariée, debout en ce moment au bras de M. Gardinois :
– Voyez-vous, cousin, cette enfant-là… Personne n’a jamais
pu savoir ce qu’elle pensait.
Alors tout le monde se leva et on passa dans le grand salon.
Pendant que les invités du bal arrivaient en foule se mêler aux
invités du dîner, que l’orchestre s’accordait, que les valseurs à
lorgnon faisaient la roue devant les toilettes blanches des petites
demoiselles impatientes, le marié, intimidé par tout ce monde,
s’était réfugié avec son ami Planus – Sigismond Planus, caissier de
la maison Fromont depuis trente ans – dans cette petite galerie
ornée de fleurs, tapissée d’un papier de bosquet à feuillage
grimpant qui fait comme un fond de verdure aux salons dorés de
Véfour. Là du moins ils étaient seuls, ils pouvaient causer.
– Sigismond, mon vieux… je suis content.
Et Sigismond aussi était content ; mais Risler ne lui
laissait pas le temps de le dire. Maintenant qu’il n’avait plus
peur de pleurer devant le monde, toute la joie de son cœur
débordait.
– Pense donc, mon ami !… C’est si extraordinaire
qu’une jeune fille comme elle ait bien voulu de moi. Car enfin, je
ne suis pas beau. Je n’avais pas besoin que cette effrontée de ce
matin me le dise pour le savoir. Puis j’ai quarante-deux ans… Elle
qui est si mignonne !… Il y en avait tant d’autres qu’elle
pouvait choisir, des plus jeunes, des plus huppés, sans parler de
mon pauvre Frantz, qui l’aimait tant. Eh bien ! non, c’est son
vieux Risler qu’elle a voulu… Et cela s’est fait si drôlement…
Depuis longtemps je la voyais triste, toute changée. Je pensais
bien qu’il y avait quelque chagrin d’amour là-dessous… Avec la
mère, nous cherchions, nous nous creusions la tête pour savoir qui
ça pouvait être… Voilà qu’un matin madame Chèbe entre dans ma
chambre et me dit en pleurant : « C’est vous qu’elle
aime, mon pauvre ami !… » Et c’était moi… c’était moi…
Hein ? qui se serait jamais douté d’une chose pareille ?
Et dire que dans la même année j’ai eu ces deux grandes fortunes…
Associé de la maison Fromont et marié à. Sidonie… Oh !…
À ce moment, sur une mesure de valse tournoyante et traînante,
un couple de valseurs entra en tourbillonnant dans le petit salon.
C’était la mariée et l’associé de Risler, Georges Fromont. Aussi
jeunes, aussi élégants l’un que l’autre, ils causaient à mi-voix,
enfermant leurs paroles dans les cercles étroits de la valse.
– Vous mentez… disait Sidonie un peu pâle, toujours avec
son petit sourire.
Et l’autre, plus pâle qu’elle, répondait :
– Je ne mens pas. C’est mon oncle qui a voulu ce mariage.
Il allait mourir… vous étiez partie… Je n’ai pas osé dire non…
De loin, Risler les admirait :
– Comme elle est jolie ! comme ils dansent
bien !…
Mais, en l’apercevant, les valseurs se séparèrent, et Sidonie
vint à lui vivement :
– Comment ! vous voilà ? Qu’est-ce que vous
faites ?… On vous cherche partout.
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