Pourquoi n’êtes-vous pas là-bas ?…

Tout en parlant, d’un joli mouvement de femme impatiente, elle lui refaisait son nœud de cravate. Cela ravissait Risler, qui souriait à Sigismond du coin de l’œil, trop heureux de sentir dans son cou le frôlement de cette petite main gantée pour s’apercevoir qu’elle frémissait de tous ses doigts fins.

– Prenez-moi le bras, lui dit-elle, et ils rentrèrent ensemble dans les salons. La longue robe à traîne blanche faisait paraître encore plus gauche l’habit noir mal coupé, mal porté ; mais un habit ne se refait pas comme un nœud de cravate : il fallait bien le prendre tel qu’il était… Pendant qu’ils saluaient, en passant, tous ces gens empressés à leur sourire, Sidonie eut un moment de fierté, de vanité satisfaite. Malheureusement cela ne dura pas. Il y avait dans un coin du salon une jeune et jolie femme que personne n’invitait et qui regardait les danses d’un œil calme, éclairé par toute la joie de la première maternité. Dès qu’il l’aperçut, Risler alla droit à elle et obligea Sidonie à s’asseoir à son côté. Inutile de dire que c’était madame « Chorche ». À quelle autre aurait-il parlé avec cette tendresse respectueuse ? Dans quelle autre main que la sienne aurait-il pu mettre la main de sa petite Sidonie en disant. « Vous l’aimerez bien, n’est-ce pas ? Vous êtes si bonne… Elle a tant besoin de vos conseils, de votre science du monde… » – Mais, mon bon Risler, répondait madame Georges, Sidonie et moi nous sommes d’anciennes amies… Nous avons toutes raisons pour nous aimer encore…

Et son regard tranquille et franc cherchait, sans y parvenir, à rencontrer celui de l’ancienne amie… Avec sa parfaite ignorance des femmes et l’habitude qu’il avait de traiter Sidonie comme une enfant, Risler continua du même ton :

– Prends modèle sur elle, vois-tu, petite… Il n’y en a pas deux au monde comme madame Chorche… C’est tout le cœur de son pauvre père… Une vraie Fromont !…

Sidonie, les yeux baissés, s’inclinait sans rien répondre, avec un frisson imperceptible qui courait du bout de sa bottine de satin au dernier brin d’oranger de sa couronne. Mais le brave Risler ne voyait rien. L’émotion, le bal, la musique, toutes ces fleurs, toutes ces lumières… Il était ivre, il était fou. Cette atmosphère de bonheur incomparable qui l’entourait, il croyait que tous les autres la respiraient comme lui. Il ne sentait pas les rivalités, les petites haines qui se croisaient au-dessus de tous ces fronts parés.

Il ne voyait pas Delobelle accoudé à la cheminée, las de son attitude éternelle, une main dans le gilet, le chapeau sur la hanche, pendant que les heures s’écoulaient sans que personne songeât à utiliser ses talents. Il ne voyait pas M. Chèbe, qui se morfondait sombrement entre deux portes, plus furieux que jamais contre les Fromont… Oh ! ces Fromont !… Quelle place ils tenaient à cette noce… Ils étaient là tous avec leurs femmes, leurs enfants, leurs amis, les amis de leurs amis… On aurait dit le mariage de l’un d’eux… Qui parlait des Risler ou des Chèbe ?… On ne l’avait pas même présenté, lui, le père !… Et ce qui redoublait la fureur du petit homme, c’était l’attitude de madame Chèbe souriant maternellement à tout le monde dans sa robe à reflets de scarabée.

D’ailleurs il se trouvait là comme à presque toutes les noces deux courants bien distincts qui se frôlaient sans se confondre. L’un des deux fit bientôt place à l’autre. Ces Fromont qui irritaient tant M. Chèbe et qui formaient l’aristocratie du bal, le président de la chambre de commerce, le syndic des avoués, un fameux chocolatier député au Corps législatif, le vieux millionnaire Gardinois, tous se retirèrent un peu après minuit. Derrière eux, Georges Fromont et sa femme remontèrent dans leur coupé. Il ne resta plus que le côté Risler et Chèbe, et aussitôt la fête, changeant d’aspect, devint plus bruyante.

L’illustre Delobelle, fatigué de voir qu’on ne lui demandait rien, s’était décidé à se demander quelque chose à soi-même, et commençait d’une voix retentissante comme un gong le monologue de Ruy-Blas : « Bon appétit, messieurs !… » pendant qu’on se pressait au buffet devant les chocolats et les verres de punch. De petites toilettes économiques s’étalaient sur les banquettes, heureuses de faire enfin leur effet, et ça et là des petits jeunes gens de boutique, dévorés de gandinerie, s’amusaient à risquer un quadrille. Depuis longtemps la mariée voulait partir. Enfin elle disparut avec Risler et madame Chèbe. Quant à M. Chèbe, qui avait recouvré toute son importance, impossible de l’emmener. Il fallait quelqu’un pour faire les honneurs, que diantre !… Et je vous réponds que le petit homme s’en chargeait ! Il était rouge, allumé, fringant, turbulent, presque séditieux. D’en bas on l’entendait causer politique avec le maître d’hôtel de Véfour et tenir des propos d’une hardiesse…

… Par les rues désertes, la voiture de noces, dont le cocher alourdi tenait les brides blanches un peu lâches, roulait lourdement vers le Marais.

Madame Chèbe parlait beaucoup, énumérant toutes les splendeurs de ce jour mémorable, s’extasiant surtout sur le dîner dont la carte banale avait été pour elle la plus haute expression du luxe. Sidonie rêvait dans l’ombre de la voiture, et Risler, assis en face d’elle, s’il ne disait plus : « Je suis content… » le pensait en lui même de tout son cœur. Une fois il essaya de prendre une petite main blanche qui s’appuyait contre la glace relevée, mais elle se retira bien vite, et il restait là sans bouger, perdu dans une adoration muette.

On traversa les Halles, la rue de Rambuteau pleine de voitures de maraîchers ; puis, vers le bout de la rue des Francs-Bourgeois, on tourna le coin des Archives pour entrer dans la rue de Braque. Là ils s’arrêtèrent une première fois, et madame Chèbe descendit devant sa porte, trop étroite pour la splendide robe de soie verte qui s’engloutit dans l’allée avec des froissements de révolte et un murmure de tous ses volants… Quelques minutes après, un grand portail massif de la rue des Vieilles-Haudriettes, portant dans son écusson d’ancien hôtel, au-dessous d’armoiries à demi disparues, une enseigne en lettres bleues : « PAPIERS PEINTS », s’ouvrait à deux battants pour laisser passer la voiture de gala.

Cette fois la mariée, immobile et comme endormie, sembla se réveiller subitement, et si toutes les lumières n’avaient pas été éteintes dans les immenses bâtiments, ateliers ou magasins, alignés sur la cour, Risler aurait pu voir un sourire de triomphe éclairer tout à coup ce joli visage énigmatique. Les roues adoucissaient leur bruit sur le sable fin d’un jardin, et bientôt s’arrêtaient devant le perron d’un petit hôtel à deux étages. C’était là qu’habitait le jeune ménage des Fromont, et Risler aîné avec sa femme allait s’installer au-dessus d’eux. L’habitation avait grand air. Ici le commerce riche se vengeait de la rue noire, du quartier perdu. Il y avait un tapis dans l’escalier jusque chez eux, des fleurs dans leur antichambre, partout des blancheurs de marbres, des reflets de glaces et de cuivres polis.

Pendant que Risler promenait sa joie par toutes les pièces de l’appartement neuf, Sidonie resta seule dans sa chambre. À la lueur de la petite lampe bleue suspendue au plafond, elle jeta d’abord un coup d’œil à la glace qui la reflétait de la tête aux pieds, à tout ce luxe jeune, si nouveau pour elle ; puis, au lieu de se coucher, elle ouvrit la fenêtre et resta immobile appuyée au balcon. La nuit était claire et tiède. Elle voyait distinctement la fabrique tout entière, ses innombrables fenêtres sans persiennes, ses vitres luisantes et hautes, sa longue cheminée se perdant dans la profondeur du ciel, et plus près ce petit jardin luxueux adossé au vieux mur de l’ancien hôtel. Tout autour, des toits tristes et pauvres, des rues noires, noires… Soudain elle tressaillit.