On venait de recevoir une commande de bijoux de deuil, il fallait se dépêcher. Sidonie, que la première avait mise au courant de sa tâche d’un ton de supériorité infinie, commença à trier mélancoliquement une multitude de perles noires, de grains de cassis, d’épis de crêpe.

Les autres, sans s’occuper de la gamine, causaient entre elles en travaillant. On parlait d’un mariage superbe qui devait avoir lieu, le jour même, à Saint-Gervais.

– Si nous y allions, dit une grosse fille rousse, qu’on appelait Malvina… C’est pour midi… Nous aurions le temps d’aller et de revenir bien vite.

En effet, à l’heure du déjeuner, toute la bande dégringola l’escalier quatre à quatre.

Sidonie avait, son repas dans un petit panier comme une écolière : le cœur gros, sur un coin de la table, elle mangea toute seule pour la première fois… Dieu ! que la vie lui semblait misérable et triste, quelle terrible revanche elle prendrait plus tard de ces tristesses-là !…

À une heure, les ouvrières remontèrent bruyantes, très animées. « Avez-vous vu cette robe en gros grain blanc ?… Et le voile en point l’Angleterre ?… En voilà une qui a de la chance ! » Alors, dans l’atelier, elles recommencèrent les remarques qu’elles avaient faites à voix basse dans l’église, accoudées à la balustrade pendant tout le temps de la cérémonie. Cette question de mariage riche, de belles parures dura toute la journée, et cela n’empêchait pas le travail, au contraire.

Ces petits commerces parisiens, qui tiennent à la toilette par les détails les plus menus, mettent les ouvrières au courant de la mode, leur donnent d’éternelles préoccupations de luxe et d’élégance. Pour les pauvres filles, qui travaillaient au petit quatrième de mademoiselle Le Mire, les murs noirs, la rue étroite n’existaient pas. Tout le temps elles songeaient à autre chose, passant leur vie à se demander : « Voyons. Malvina, si tu étais riche, qu’est-ce que tu ferais ?… Moi, j’habiterais aux Champs-Élysées… » Et les grands arbres du rond-point, les voitures qui tournaient là, coquettes et ralenties, leur faisaient une vision d’une minute, délicieuse, rafraîchissante.

Dans son coin, la petite Chèbe écoutait, sans rien dire, montant soigneusement ses grappes de raisins noirs avec l’adresse précoce et le goût qu’elle avait pris dans le voisinage de Désirée. Aussi, le soir, quand M. Chèbe vint chercher sa fille, on lui en fit les plus grands compliments. Dès lors, tous ses jours furent pareils. Le lendemain, au lieu de perles noires, elle monta des perles blanches, des grains rouges en corail faux, car chez mademoiselle Le Mire on ne travaillait que dans le faux, le clinquant, et c’est bien là que la petite Chèbe devait faire l’apprentissage de sa vie.

Pendant quelque temps, la nouvelle apprentie, plus jeune et mieux élevée que les autres, se trouva isolée au milieu d’elles. Plus tard, en grandissant elle fut admise à leur amitié, à leurs confidences, sans jamais partager leurs plaisirs. Elle était trop fière pour s’en aller à midi voir les mariages, et quand elle entendait parler d’un bal de nuit au Waux-Hall ou aux Délices du Marais, d’un souper fin chez Bonvalet ou aux Quatre sergents de la Rochelle, c’était toujours avec un grand dédain.

Nous visions plus haut que cela, n’est-ce pas, petite Chèbe ?

D’ailleurs son père venait la chercher tous les soirs. Quelquefois pourtant, vers le jour de l’an, elle était obligée de veiller avec les autres pour finir les commandes pressées. Sous la lueur du gaz, ces Parisiennes pâles, triant des perles blanches comme elles, d’un blanc maladif et mat, faisaient peine à voir. C’était le même éclat factice, la même fragilité de bijoux faux. Elles ne parlaient que de bals masqués, de théâtres. « As-tu vu Adèle Page dans les Trois Mousquetaires ?… Et Melingue ? Et Marie Laurent ?… Oh ! Marie Laurent !… » Les pourpoints des acteurs, les robes brodées des reines de mélodrame leur apparaissaient dans le reflet blanc des colliers qu’elles roulaient sous leurs doigts.

L’été, l’ouvrage allait moins fort. C’était la morte-saison. Alors pendant la grande chaleur, lorsque derrière les persiennes fermées on entendait crier par les rues les mirabelles et les reines-Claude, les ouvrières s’endormaient lourdement, la tête sur la table. Ou bien Malvina allait dans le fond demander une livraison du Journal pour tous à mademoiselle Le Mire, et elle en faisait la lecture aux autres à haute voix.

Mais la petite Chèbe n’aimait pas les romans. Elle en portait un dans sa tête bien plus intéressant que tous ceux-là C’est que rien n’avait pu lui faire oublier la fabrique. En partant le matin au bras de son père, elle jetait toujours un coup d’œil de ce côté. À ce moment, l’usine s’éveillait. La cheminée poussait là-haut son premier jet de fumée noire. Sidonie, en passant, entendait les cris des tireurs, les grands coups sourds des barres d’impression, le souffle puissant et rythmé des machines, et tous ces bruits du travail, confondus dans sa mémoire avec des souvenirs de fêtes, de coupés bleus, la poursuivaient obstinément.

Cela parlait plus haut que le fracas des omnibus, les cris de la rue, les cascades des ruisseaux ; et même à l’atelier, quand elle triait les perles fausses, même le soir chez ses parents, quand elle venait après dîner respirer l’air à la fenêtre du palier et regarder dans la nuit la fabrique éteinte et déserte, toujours ce murmure actif bourdonnait à ses oreilles, faisant comme un accompagnement continuel à sa pensée.

 

– La petite s’ennuie, madame Chèbe… Il faut la distraire… Dimanche prochain, je vous emmène tous à la campagne.

Ces promenades du dimanche, que le bon Risler organisait pour désennuyer Sidonie, ne faisaient que l’attrister davantage. Ces jours-là il fallait se lever à quatre heures du matin, car les pauvres achètent tous leurs plaisirs, et il y avait toujours quelque chiffon à repasser au dernier moment, une garniture à coudre pour essayer de rajeunir l’éternelle petite robe lilas à raies blanches que madame Chèbe rallongeait consciencieusement chaque année.

On partait tous ensemble, les Chèbe, les Risler, l’illustre Delobelle. Seules, Désirée et sa mère n’en étaient pas. La pauvre petite infirme, humiliée de sa disgrâce, ne voulait jamais bouger de son fauteuil, et la maman Delobelle restait pour lui tenir compagnie. D’ailleurs, elles n’avaient ni l’une ni l’autre une toilette assez convenable pour se montrer dehors à côté de leur grand homme, c’eût été détruire tout l’effet de sa tenue.

Au départ, Sidonie s’égayait un peu. Ce Paris en brume rose des matins de juillet, les gares pleines de toilettes claires, la campagne déroulée aux vitres du wagon, puis l’exercice, ce grand bain d’air pur trempé d’eau de Seine, vivifié par un coin de bois, parfumé de prés en fleurs, de blés en épis, tout cela l’étourdissait une minute. Mais l’écœurement lui venait vite à la trivialité de son dimanche.

C’était toujours la même chose On s’arrêtait devant une guinguette à fritures, à proximité d’une fête de pays, bien bruyante, bien courue, car il fallait un public à Delobelle, qui s’en allait, bercé par sa chimère, vêtu de gris, guêtré de gris, un petit chapeau sur l’oreille, un pardessus clair sur le bras, se figurant que le théâtre représentait une campagne des environs de Paris et qu’il jouait un Parisien en villégiature.

Quant à M. Chèbe, qui se vantait d’aimer la nature comme feu Jean-Jacques, il ne la comprenait qu’avec des tirs aux macarons, des chevaux de bois, des courses en sac, beaucoup de poussière et de mirlitons, ce qui était aussi pour madame Chèbe l’idéal de la vie champêtre.

Sidonie en avait un autre, elle ; et ces dimanches parisiens, promenés bruyamment dans des rues de villages, lui causaient une immense tristesse. Son seul plaisir en ces cohues était de se sentir regardée. N’importe quelle admiration de rustre, exprimée tout haut, naïvement, à côté d’elle, la rendait souriante pour toute la journée, car elle était de celles qui ne dédaignaient aucun compliment.

Quelquefois, laissant les Chèbe et Delobelle dans la fête, Risler s’en allait à travers champs avec son frère et la « petite » chercher des fleurs, des modèles pour ses papiers peints. Frantz, du bout de ses grands bras, abaissait les hautes branches d’aubépine, ou grimpait aux murs d’un parc pour cueillir un feuillage léger aperçu de l’autre côté. Mais c’est au bord de l’eau qu’ils faisaient leurs plus riches moissons.

Il y avait là de ces plantes flexibles aux longues tiges courbées, qui sont d’un si joli effet sur les tentures, de grands roseaux droits, et des volubilis dont la fleur, s’ouvrant tout à coup dans les caprices d’un dessin, semble une figure vivante, quelqu’un qui vous regarde au milieu de l’indécision charmante du feuillage. Risler groupait ses bouquets, les disposait artistement, s’inspirant de la nature même des plantes, essayant de bien comprendre leur allure de vie, insaisissable après qu’une journée de fatigue a passé sur elles.

Puis le bouquet fini, noué d’une herbe large, comme d’un ruban, on le chargeait sur le dos de Frantz, et en route ! Toujours préoccupé de son art, Risler, tout en marchant, cherchait des sujets, des combinaisons :

– Regarde donc, petite… ce brin de muguet avec ses grelots blancs en travers de ces églantines… Hein ! crois-tu ?… sur un fond vert d’eau ou gris de laine, c’est ça qui serait gentil.

Mais Sidonie n’aimait pas plus les muguets que les églantines. Les fleurs des champs lui faisaient l’effet de fleurs de pauvres, quelque chose dans le goût de sa robe lilas.

Elle se rappelait en avoir vu d’autres chez M. Gardinois, au château de Savigny, dans les serres, sur les balustres, tout autour de la cour sablée bordée de grands vases.