D’abord M. Chèbe
répondit par un refus très sec, Déjà, dans ce temps-là, ces
Fromont, dont Risler avait toujours le nom à la bouche,
l’agaçaient, l’humiliaient par leur fortune. D’ailleurs il
s’agissait d’un bal travesti, et M. Chèbe – qui ne vendait pas
de papiers peints, lui ! – n’avait pas les moyens d’habiller
sa fille en sauteuse. Mais Risler insista, déclara qu’il se
chargeait de tout, et sur-le-champ s’occupa de dessiner un costume.
Ce fut un soir mémorable. Dans la chambre de madame Chèbe,
encombrée d’étoffes, d’épingles, de menus objets de toilette,
Désirée Delobelle présidait à l’attifement de Sidonie. La fillette,
grandie par son jupon court en flanelle rouge rayée de noir, se
tenait devant la glace droite, immobile dans le rayonnement de sa
parure. Elle était charmante. Le corsage à croisillons de velours,
lacé sur la guimpe blanche, les longues tresses admirables de
cheveux châtains s’échappant d’un chapeau de paille tressée, tous
les détails un peu vulgaires de son costume de Suissesse étaient
rehaussés par la physionomie intelligente de l’enfant et sa grâce
maniérée à l’aise parmi les couleurs vives de cet accoutrement de
théâtre.
Tout le voisinage accouru poussait des cris d’admiration.
Pendant qu’on allait chercher Delobelle, la petite boiteuse
arrangeait les plis de la jupe, les rubans des souliers, donnait un
dernier coup d’œil à son ouvrage, sans quitter son aiguille,
animée, elle aussi, la pauvre enfant, de l’ivresse troublante de
cette fête où elle n’allait pas. Le grand homme arriva. Il fit
répéter à Sidonie deux ou trois belles révérences qu’il lui avait
apprises, la façon de marcher, de se poser, de sourire la bouche
ouverte en rond, juste la place du petit doigt. C’était vraiment
comique de voir la précision avec laquelle l’enfant manœuvrait.
– Elle a du sang de comédien dans les veines !… disait
le vieil acteur enthousiasmé, et, sans savoir pourquoi, ce grand
dadais de Frantz avait envie de pleurer.
Un an encore après cette heureuse soirée, on aurait pu demander
à Sidonie quelles fleurs décoraient les antichambres, la couleur
des meubles, l’air de danse que l’on jouait au moment de son entrée
au bal, tant l’impression de son plaisir avait été profonde. Elle
n’oublia rien, ni les costumes qui tourbillonnaient autour d’elle,
ni ces rires d’enfants, ni tous ces petits pas qui se pressaient
sur les parquets glissants. Un moment, assise au bord d’un grand
canapé de soie rouge, pendant qu’elle prenait sur le plateau tendu
devant elle le premier sorbet de sa vie, elle songea tout à coup à
l’escalier noir, au petit appartement sans air de ses parents, et
cela lui fit l’effet d’un pays lointain, quitté pour toujours.
Du reste, elle fut trouvée ravissante, admirée et choyée de
tous. Claire Fromont, une miniature de Cauchoise tout en dentelles,
la présenta à son cousin Georges, un magnifique hussard qui se
retournait à chaque pas pour voir l’effet de sa sabretache.
– Tu entends, Georges, c’est mon amie. Elle viendra jouer
avec nous, le dimanche… Maman l’a permis.
Et dans l’expansion naïve d’une enfant heureuse, elle embrassait
la petite Chèbe de tout son cœur. Pourtant, il fallut partir…
Longtemps encore, dans la rue noire où la neige fondait, dans
l’escalier éteint, dans la chambre endormie où l’attendait sa mère,
la lumière éclatante des salons brilla devant ses yeux éblouis.
« Était-ce beau’?… t’es-tu bien amusée ? » lui
demandait tout bas madame Chèbe en défaisant une à une les agrafes
du brillant costume.
Et Sidonie, accablée de fatigue, s’endormait debout sans
répondre, commençant un beau rêve qui devait durer toute sa
jeunesse et lui coûter bien des larmes, Claire Fromont tint parole.
Sidonie vint jouer souvent dans le beau jardin sablé, et put voir
de près les stores découpés, la volière à fils d’or. Elle connut
tous les coins et les recoins de l’immense fabrique, fit de grandes
parties de cache-cache derrière les tables d’impression, dans la
solitude des après-midi de dimanche, Aux jours de fête, elle avait
son couvert mis à la table des enfants.
Tout le monde l’aimait, sans qu’elle témoignât jamais beaucoup
d’affection à personne.
Tant qu’elle était au milieu de ce luxe, elle se sentait tendre,
heureuse, comme embellie, mais rentrée chez ses parents, quand elle
voyait la fabrique à travers les vitres ternes de la fenêtre du
palier, il y avait en elle un regret, une colère inexplicables.
Et pourtant, Claire Fromont la traitait bien en amie.
Quelquefois on l’emmenait au Bois, aux Tuileries, dans le fameux
coupé bleu, ou bien à la campagne, passer toute une semaine au
château du grand-père Gardinois, à Savigny-sur-Orge. Grâce aux
cadeaux de Risler, très fier des succès de sa petite, elle était
toujours gentille, bien arrangée. Madame Chèbe s’en faisait un
point d’honneur, et la jolie boiteuse était là pour mettre au
service de sa petite amie des trésors de coquetterie
inutilisée.
M. Chèbe, lui, toujours hostile aux Fromont, voyait d’un
mauvais œil cette intimité croissante. La vraie raison, c’est qu’on
ne l’invitait pas, seulement, il en donnait d’autres et disait à sa
femme :
– Tu ne vois donc pas que ta fille a le cœur gros quand
elle revient de là-bas, qu’elle passe des heures à rêvasser à la
fenêtre ?
Mais la pauvre madame Chèbe, si malheureuse depuis son mariage,
en était devenue imprévoyante. Elle prétendait qu’il faut jouir du
présent par crainte de l’avenir, saisir le bonheur quand il passe,
puisque souvent on n’a dans sa vie pour soutien et consolation que
le souvenir d’une heureuse enfance.
Pour une fois, il se trouva que M. Chèbe eut raison.
Chapitre 3
HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE. LES PERLES FAUSSES
Après deux ou trois ans d’intimité, de jeux en commun, années
pendant lesquelles Sidonie prit l’habitude du luxe et les façons
gracieuses des enfants riches, l’amitié fut rompue subitement.
Depuis longtemps déjà le cousin Georges, à qui M. Fromont
servait de tuteur, était entré dans un lycée. Claire, à son tour,
partit pour le couvent avec un trousseau de petite reine, et juste
à ce moment il fut question chez les Chèbe d’envoyer Sidonie en
apprentissage On se promit de s’aimer toujours, de se voir deux
fois par mois, les dimanches de sortie.
En effet, la petite Chèbe descendit encore quelquefois jouer
avec ses amis, mais, à mesure qu’elle grandissait, elle comprenait
mieux la distance qui les séparait, et ses robes commençaient à lui
paraître bien simples pour le salon de madame Fromont.
Quand ils n’étaient que tous les trois, l’amitié d’enfance qui
les faisait égaux ne laissait entre eux aucune gêne, mais il venait
des visites, des amies de pension, entre autres une grande fille
toujours richement mise, que la femme de chambre de sa mère amenait
le dimanche jouer avec les petits Fromont.
Rien qu’en la voyant monter le perron, pomponnée et dédaigneuse,
Sidonie avait envie de s’en aller tout de suite. L’autre
l’embarrassait de questions maladroites… Où demeurait-elle ?
Que faisaient ses parents ? Est-ce qu’elle avait une
voiture ?…
En les entendant causer du couvent, de leurs amies, Sidonie
sentait qu’elles vivaient dans un monde à part, à mille lieues du
sien, et une mortelle tristesse la prenait, surtout lorsqu’au
retour sa mère lui parlait d’entrer comme apprentie chez une
demoiselle Le Mire, amie des Delobelle, qui avait, rue du Roi-Doré,
un grand magasin de perles fausses.
Risler tenait beaucoup à cette idée d’apprentissage pour la
petite « Qu’elle apprenne un métier, disait ce brave cœur…
Moi, plus tard, je me charge de lui acheter un fonds… »
Justement, cette demoiselle Le Mire parlait de se retirer dans
quelques années. C’était une occasion.
Un matin, triste matin de novembre, son père la conduisit rue du
Roi-Doré, au quatrième étage d’une vieille maison, encore plus
vieille, encore plus noire que la sienne. En bas, au coin de
l’allée, étaient pendues une foule de plaques à lettres d’or :
Fabrique de nécessaires, chaînes en doublé, jouets d’enfants,
instruments de précision en verre, bouquets pour mariées et
demoiselles d’honneur, spécialité de fleurs des champs et,
tout en haut, une petite vitrine poussiéreuse où des colliers de
perles jaunies, des raisins et des cerises en verre entouraient le
nom prétentieux d’Angélina Le Mire.
L’horrible, maison ! Ce n’était même plus ce large palier
des Chèbe, sombre de vieillesse, mais égayé par sa fenêtre et le
bel horizon que la fabrique lui faisait… Un escalier étroit, une
porte étroite, une enfilade de pièces carrelées, toutes petites et
froides, et dans la dernière une vieille demoiselle avec un tour de
boucles, des mitaines en filet noir, en train de lire une livraison
crasseuse du Journal pour tous, et paraissant très
contrariée qu’on la dérangeât de sa lecture.
Mademoiselle Le Mire (en deux mots) reçut le père et la fille
sans se lever, parla longuement de sa position perdue, de son père,
un vieux gentilhomme du Rouergue, – c’est inouï ce que le Rouergue
a déjà produit de vieux gentilshommes ! – et d’un intendant
infidèle qui avait emporté toute leur fortune. Elle fut tout de
suite très sympathique à M. Chèbe, pour qui les déclassés
avaient un attrait irrésistible, et le bonhomme partit enchanté, en
promettant à sa fille de venir la chercher le soir, à sept heures,
suivant les conventions faites.
Sur-le-champ, l’apprentie fut introduite dans l’atelier encore
vide. Mademoiselle Le Mire l’installa devant un grand tiroir rempli
de perles, d’aiguilles, de poinçons, pêle-mêle avec des livraisons
de romans à quatre sous.
Pour Sidonie, il s’agissait de trier les perles, de les enfiler
dans ces colliers d’égale longueur qu’on noue ensemble pour les
vendre aux petits marchands. D’ailleurs, ces demoiselles allaient
rentrer et lui montreraient exactement ce qu’elle aurait à faire,
car mademoiselle Le Mire, (en deux mots) ne se mêlait de rien et
surveillait son commerce de très loin, du fond de cette pièce noire
où elle passait sa vie à lire des feuilletons.
À neuf heures, les ouvrières arrivèrent, cinq grandes filles
pâles, fanées, misérablement vêtues, mais bien coiffées, avec la
prétention des ouvrières pauvres qui s’en vont nu-tête dans les
rues de Paris. Deux ou trois bâillaient, se frottaient les yeux,
disant qu’elles tombaient de sommeil. Qui sait ce qu’elles avaient
fait de leur nuit, celles-là ?…
Enfin on se mit à l’ouvrage près d’une longue table ou chacune
avait son tiroir, ses outils.
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