Orphelin de père et de mère, élevé par son oncle, M. Fromont, il était appelé à lui succéder dans son commerce, et vraisemblablement aussi à devenir le mari de Claire. Cet avenir tout fait le laissait assez froid. D’abord le commerce l’ennuyait. Quant à sa cousine, il existait entre eux l’intimité bon enfant d’une éducation en commun, une confiance d’habitude, mais rien de plus, du moins de son côté.

Avec Sidonie, au contraire, il se sentit tout de suite gêné, timide, et en même temps désireux de faire de l’effet, tout changé. Elle avait justement la grâce frelatée, un peu fille, qui devait plaire à cette nature de gandin, et elle ne fut pas longtemps sans s’apercevoir de l’impression qu’elle produisait sur lui.

Quand les deux jeunes filles se promenaient au fond du parc, c’était toujours Sidonie qui pensait à l’heure du train de Paris. Elles arrivaient ensemble à la grille guetter les voyageurs, et le premier regard de Georges était toujours pour mademoiselle Chèbe, un peu en arrière de son amie, mais avec de ces poses, de ces airs qui vont au-devant des yeux. Ce manège entre eux dura quelque temps. On ne se parlait pas d’amour, mais tous les mots, tous les sourires qu’on échangeait étaient pleins d’aveux et de réticences.

Un soir d’été, nuageux et lourd, comme les deux amies étaient sorties de table sitôt le dîner fini, et qu’elles se promenaient sous la longue charmille, Georges vint les rejoindre. Ils causaient tous trois indifféremment, en faisant crier les cailloux sous le pas lent de leur promenade, quand la voix de madame Fromont appela Claire du côté du château. Georges et Sidonie restèrent seuls. Ils continuèrent à marcher dans l’allée, guidés par les blancheurs vagues du sable, sans parler ni se rapprocher l’un de l’autre.

Un vent tiède agitait la charmille. La pièce d’eau soulevée battait doucement de ses flots les arches du petit pont ; et les acacias, les tilleuls, dont les fleurs détachées s’envolaient en tourbillons, parfumaient l’air électrisé… Ils se sentaient dans une atmosphère d’orage, vibrante, pénétrante. Tout au fond de leurs yeux troublés passaient de grands éclairs de chaleur, comme ceux qui allumaient la limite de l’horizon…

– Oh ! les beaux vers luisants… dit la jeune fille, que ce silence, traversé de tant de bruits mystérieux embarrassait.

Au bord de la pelouse, de petites lumières vertes haletantes, éclairaient les brins d’herbe. Elle se baissa pour en prendre une sur son gant. Il vint s’agenouiller tout près d’elle, et penchés jusqu’au ras de l’herbe, frôlant leurs cheveux et leurs joues, ils se regardèrent une minute à la clarté des vers luisants. Qu’elle lui parut étrange et charmante, sous ce reflet vert qui montait vers sa figure inclinée et se vaporisait dans le réseau fin de ses cheveux ondés !… Il avait passé un bras autour de sa taille, et tout à coup, sentant qu’elle s’abandonnait, il l’étreignit contre lui, longuement, éperdument.

– Qu’est-ce que vous cherchez donc ? demanda Claire debout dans l’ombre derrière eux.

Saisi, la gorge serrée, Georges tremblait si fort qu’il ne put répondre. Sidonie, au contraire, se releva avec le plus grand calme, et dit en faisant bouffer sa jupe :

– Ce sont les vers luisants… Vois comme il y en a ce soir… Et comme ils brillent.

Ses yeux aussi brillaient d’un éclat extraordinaire.

– C’est l’orage sans doute… murmura Georges, encore tout frissonnant.

En effet, l’orage était proche. Par moments, de grands tourbillons de feuilles et de poussière couraient d’un bout à l’autre de la charmille. Ils firent encore quelques pas, puis rentrèrent tous trois dans le salon. Les jeunes filles prirent leur ouvrage, Georges essaya de lire un journal, pendant que madame Fromont faisait luire ses bagues et que M. Gardinois, avec son gendre, jouait au billard dans la pièce à côté.

Comme cette soirée sembla longue à Sidonie. Elle n’avait qu’un désir, se retrouver seule, libre de ses pensées. Mais au silence de sa petite chambre, quand elle eut soufflé la lumière, qui gêne les songes en éclairant trop vivement la réalité, que de projets, quels transports de joie ! Georges l’aimait, Georges Fromont, l’héritier de la fabrique !… Ils se marieraient ; elle serait riche… Car, dans cette petite âme vénale, le premier baiser d’amour n’avait éveillé que des idées d’ambition et de luxe.

Pour bien s’assurer que son amant était sincère, elle cherchait à ressaisir les moindres détails de leur scène sous la charmille, l’expression de ses yeux, l’ardeur de son étreinte, les serments balbutiés bouche à bouche dans cette lumière vaporeuse des vers luisants qu’une minute solennelle avait à jamais fixée dans son cœur.

Oh ! les vers luisants de Savigny ! Toute la nuit, ils clignotèrent comme des étoiles devant ses yeux fermés. Le parc en était plein, jusqu’au fond de ses plus sombres avenues. Il y en avait des girandoles tout le long des pelouses, sur les arbres, dans les massifs… Le sable fin des allées, les vagues de la pièce d’eau roulaient des étincelles vertes, et toutes ces lueurs microscopiques faisaient comme une illumination de fête dont Savigny semblait s’envelopper en son honneur, pour célébrer les fiançailles de Georges et de Sidonie…

Le lendemain, quand elle se leva, son plan était fait. Georges l’aimait ; c’était sûr. Songeait-il à l’épouser ?… Elle se doutait bien que non, la fine lame ! Mais cela ne l’effrayait pas. Elle se sentait assez forte pour avoir raison de cette âme d’enfant, à la fois faible et passionnée. Il n’y avait qu’à lui résister, et c’est ce qu’elle fit.

Pendant quelques jours, elle fut froide, inattentive, volontairement aveugle et sans mémoire. Il voulut lui parler, retrouver la minute bienheureuse, mais elle l’évitait, mettant toujours quelqu’un entre elle et lui. Alors il écrivit. Il allait porter lui-même ses lettres dans un creux de roche, près d’une source limpide qu’on appelait « le Fantôme », et qu’un toit de chaume abritait fout au fond du parc.

Sidonie trouvait cela charmant. Le soir il fallait mentir, inventer un prétexte quelconque pour venir au « Fantôme » toute seule. L’ombre des arbres en travers des allées, la nuit sévère, la course, l’émotion lui faisaient battre délicieusement le cœur.