Elle trouvait la lettre imprégnée de rosée, du froid intense de la source, et si blanche au clair de lune, qu’elle la cachait bien vite de crainte d’être surprise.

Puis, quand elle était seule, quelle joie de l’ouvrir, de déchiffrer ces caractères magiques, ces phrases d’amour dont les mots miroitaient, entourés de cercles bleus, jaunes, éblouissants, comme si elle avait lu sa lettre en plein soleil. « Je vous aime… Aimez-moi… » écrivait Georges sur tous les tons.

D’abord, elle ne répondit pas ; mais quand elle le sentit bien pris, bien à elle, exaspéré par sa froideur, elle se déclara nettement :

« Je n’aimerai que mon mari. »

Ah ? c’était déjà une vraie femme, cette petite Chèbe…

Chapitre 5 COMMENT FINIT L’HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE

Cependant septembre arrivait. La chasse avait réuni au château une nombreuse compagnie, bruyante, vulgaire. C’étaient de longs repas où ces bourgeois riches s’attardaient avec des lenteurs, des lassitudes, des endormements de paysans. On allait en voiture au-devant des chasseurs sur les routes déjà froides des crépuscules d’automne. La brume montait des champs moissonnés ; et pendant que le gibier effaré rasait les sillons avec des rappels craintifs, la nuit semblait sortir de tous ces bois dont les masses sombres grandissaient en s’étalant sur la plaine.

On allumait les lanternes de la calèche, et chaudement, sous les couvertures déroulées, on rentrait vite, le vent frais dans le visage. La salle, magnifiquement éclairée, s’emplissait de train, de rires.

Claire Fromont, gênée par la grossièreté de l’entourage, ne parlait guère. Sidonie brillait de tout son éclat. La course avait animé son teint pâle et ses yeux de Paris. Elle savait bien rire, comprenait peut-être un peu trop, et, pour les gens qui étaient là, semblait la seule femme présente. Son succès achevait de griser Georges, mais à mesure qu’il s’avançait davantage, elle se montrait plus réservée. Dès lors il résolut qu’elle serait sa femme. Il se le jura à lui-même, avec cette affirmation exagérée des caractères faibles qui semblent toujours combattre d’avance les objections devant lesquelles ils savent qu’ils céderont un jour…

Ce fut pour la petite Chèbe le plus beau moment de sa vie. Même en dehors de toute visée ambitieuse, sa nature coquette et dissimulée trouvait un charme étrange à cette intrigue d’amour mystérieusement menée au milieu des festins et des fêtes.

Autour d’eux personne ne se doutait de rien. Claire était dans cette période saine et charmante de la jeunesse où l’esprit, à demi ouvert, s’attache aux choses qu’il connaît avec une confiance aveugle, la complète ignorance des trahisons et du mensonge. M. Fromont ne songeait qu’à son commerce. Sa femme nettoyait ses bijoux frénétiquement. Il n’y avait que le vieux Gardinois et ses petits yeux de vrille qui fussent à craindre, mais Sidonie l’amusait, et quand même il eût découvert quelque chose, il n’était pas homme à lui faire manquer son avenir.

Elle triomphait, quand une catastrophe subite, imprévue, vint anéantir ses espérances. Un dimanche matin, au retour d’un affût, on rapporta M. Fromont mortellement blessé. Un coup de fusil, destiné à un chevreuil, l’avait frappé près de la tempe. Le château fut bouleversé. Tous les chasseurs, parmi lesquels le maladroit inconnu, partirent en hâte vers Paris. Claire, folle de douleur, entra, pour n’en plus sortir, dans la chambre où son père agonisait, et Risler, prévenu de la catastrophe, vint vite chercher Sidonie.

La veille du départ elle eut avec Georges un dernier rendez-vous « au Fantôme », rendez-vous d’adieu, pénible et furtif, solennisé par le voisinage de la mort. On jura pourtant de s’aimer toujours : on convint d’un endroit où l’on pourrait s’écrire. Et ils se séparèrent.

Retour lugubre. – Brusquement, elle revenait à sa vie de tous les jours, escortée par le désespoir de Risler, pour qui la mort de son cher patron était une perte irréparable. Arrivée chez elle, il lui fallut raconter son séjour jusque dans les moindres détails, causer sur les habitants du château, sur les invités, les fêtes, les dîners, le désastre de la fin. Quel supplice pour elle qui, toute à une pensée toujours la même, aurait eu tant besoin de silence et de solitude. Mais ce n’était pas encore cela le plus terrible.

Dès le premier jour, Frantz était revenu s’asseoir à son ancienne place ; et ses regards qui la cherchaient, ses paroles qui s’adressaient à elle seule, lui semblaient d’une intolérable exigence.

Malgré toute sa timidité et sa défiance, le pauvre garçon se croyait dans son droit d’amoureux accepté et impatient, et la petite Chèbe était obligée de sortir de ses rêves pour répondre à ce créancier, rejeter toujours plus loin l’échéance.

Il vint un jour pourtant où l’indécision ne fut plus possible. Elle avait promis d’épouser Frantz quand il aurait une position ; et voilà qu’on lui offrait une place d’ingénieur dans le Midi, aux hauts fourneaux de la Grand’Combe. C’était suffisant pour un ménage modeste. Nul moyen de reculer. Il fallait s’exécuter ou trouver un prétexte.