Mais lequel ?

Dans ce danger pressant, elle songea à Désirée. Quoique la petite boiteuse ne lui eût jamais fait de confidence, elle savait son grand amour pour Frantz. Depuis longtemps elle avait deviné cela avec ses yeux de fille coquette, miroirs clairs et changeants qui reflétaient toutes les pensées des autres sans rien laisser voir des siennes. Peut-être même cette idée qu’une autre femme aimait son fiancé, lui avait tout d’abord rendu l’amour de Frantz plus supportable, et comme on met des statues aux tombeaux pour les rendre moins tristes, la jolie petite figure pâle de Désirée au seuil de cet avenir si noir le lui avait fait paraître moins sinistre.

À cette heure, cela lui fournissait un prétexte honorable et facile pour se dégager de sa promesse.

– Non ! vois-tu, maman, dit-elle un jour à madame Chèbe, jamais je ne consentirai à faire le malheur d’une amie comme celle-là. J’aurais trop de remords… Pauvre Désirée ! tu ne t’es donc pas aperçue comme elle a mauvaise mine depuis mon retour, comme elle me regarde d’un air suppliant… Non ! je ne lui ferai pas cette peine, je ne lui enlèverai pas son Frantz.

Tout en admirant le grand cœur de sa fille, madame Chèbe trouvait ce sacrifice exagéré, et faisait des objections :

– Prends garde, mon enfant, nous ne sommes pas riches… Un mari comme Frantz ne se trouve pas tous les jours.

– Tant pis ! je ne me marierai pas… déclara nettement Sidonie, et, trouvant son prétexte bon, elle s’y cramponna avec énergie. Rien ne put la faire changer d’idée, ni les larmes de Frantz, qu’exaspérait ce refus entouré de raisons vagues qu’on ne voulait pas même lui expliquer, ni les supplications de Risler, à qui madame Chèbe avait chuchoté dans le plus grand mystère les raisons de sa fille, et qui, malgré tout, ne pouvait se défendre d’admirer un pareil sacrifice.

– Ne l’accuse pas, va !… C’est un anche !… disait-il à son frère en essayant de le calmer.

« Oh ! oui, c’est un ange », appuyait madame Chèbe en soupirant, de sorte que le pauvre amoureux trahi n’avait pas même le droit de se plaindre. Désespéré, il se décida à quitter Paris, et, dans sa rage de fuir, la Grand’Combe lui semblant trop rapprochée, il sollicita et obtint une place de surveillant à Ismaïlia, aux travaux de l’isthme de Suez. Il partit sans avoir rien su ou rien voulu savoir de l’amour de Désirée ; et pourtant, quand il vint lui faire ses adieux, la chère petite infirme leva sur lui de jolis yeux timides, où il y avait écrit très lisiblement « Moi, je vous aime, si elle ne vous aime pas… »

Mais Frantz Risler ne savait pas lire l’écriture de ces yeux-là.

Heureusement que les âmes habituées à souffrir ont des patiences infinies. Son ami parti, la petite boiteuse, avec son gentil grain d’illusion qu’elle tenait de son père, affiné par sa nature de femme, se remit courageusement au travail, on se disant : « Je l’attendrai ».

Et dès lors, elle ouvrit toutes grandes les ailes de ses oiseaux, comme s’ils partaient tous l’un après l’autre pour Ismaïlia d’Égypte… Et c’était loin !

De Marseille, avant de s’embarquer, le jeune Risler écrivit encore à Sidonie une dernière lettre, à la fois comique et touchante où, mêlant les détails les plus techniques aux adieux les plus déchirants, le malheureux ingénieur déclarait partir, le cœur brisé sur le transport le Sahib, « navire mixte de la force de quinze cents chevaux », comme s’il espérait qu’un nombre aussi considérable de chevaux-vapeur impressionnerait son ingrate et lui laisserait des remords éternels. Mais Sidonie avait bien d’autres choses en tête.

Elle commençait à s’inquiéter du silence de Georges. Depuis son départ de Savigny, elle avait reçu une fois des nouvelles, puis rien. Toutes ses lettres restaient sans réponses. Il est vrai qu’elle savait par Risler que Georges était très occupé, et que la mort de son oncle, en lui laissant la direction de la fabrique, lui avait créé une responsabilité au dessus de ses forces… Mais ne pas écrire un mot !

De la fenêtre du palier où elle avait repris ses stations silencieuses, car elle s’était arrangée pour ne plus retourner chez mademoiselle Le Mire, la petite Chèbe cherchait à apercevoir son amoureux, guettait ses allées et venues dans les cours, les bâtiments et le soir, à l’heure du train de Savigny, le regardait monter en voiture pour aller rejoindre sa tante et sa cousine, qui passaient les premiers mois de leur deuil chez le grand-père, à la campagne.

Tout cela l’agitait, l’effrayait, et surtout la proximité de la fabrique rendait l’éloignement de Georges encore plus sensible. Dire qu’en appelant un peut haut elle aurait pu le faire se tourner vers elle ! Dire qu’il n’y avait qu’un mur qui les séparait ! Et pourtant, à ce moment-là, ils étaient bien loin l’un de l’autre.

Vous rappelez-vous, petite Chèbe, ce triste soir d’hiver où le bon Risler entra chez vos parents avec une figure extraordinaire en disant : « Grandes nouvelles ».

Grandes nouvelles, en effet. Georges Fromont venait de lui apprendre que, conformément aux dernières volontés de son oncle, il allait épouser sa cousine Claire, et que décidément, ne pouvant pas conduire la fabrique tout seul, il était résolu à le prendre pour associé, en donnant à la maison la raison sociale de FROMONT JEUNE ET RISLER AÎNÉ.

Comment avez-vous fait, petite Chèbe, pour garder votre sang-froid en apprenant que la fabrique allait vous échapper, qu’une autre femme avait pris votre place ? Quelle sinistre soirée !… Madame Chèbe reprisait près de la table, M. Chèbe séchait devant le feu ses vêtements mouillés d’une longue course sous la pluie. Oh ! le misérable intérieur, plein de tristesse et d’ennui. La lampe éclairait mal. Le repas vite fait avait laissé dans la pièce une odeur de cuisine de pauvres. Et ce Risler, ivre de joie, qui parlait, s’animait, faisait des projets !

Toutes ces choses vous serraient le cœur, vous rendaient la trahison encore plus affreuse par la comparaison de la richesse qui fuyait votre main tendue et de cette infâme médiocrité où vous étiez condamnée à vivre…

Elle en fut sérieusement et longuement malade. De son lit, quand les vitres secouées sonnaient sous les rideaux, la malheureuse croyait toujours que les voitures de la noce de Georges passaient en bas dans la rue, et elle avait des crises nerveuses, muettes, inexplicables, comme une fièvre de colère qui la consumait.

Enfin, le temps, la jeunesse, les soins de sa mère et surtout ceux de Désirée, qui savait maintenant le sacrifice qu’on lui avait fait, vinrent à bout de la maladie. Mais Sidonie resta longtemps très faible, accablée par une tristesse mortelle, des envies de pleurer qui la secouaient nerveusement.

Tantôt elle parlait de voyager, de quitter Paris. D’autres fois c’était le couvent qu’il lui fallait. Autour d’elle on s’affligeait, on cherchait la cause de ce singulier état, plus inquiétant encore que la maladie, quand tout à coup elle avoua à sa mère le secret de ses tristesses. Elle aimait Risler aîné… Jamais elle n’avait osé le dire, mais c’est lui qu’elle avait toujours aimé, et non pas Frantz. Cette nouvelle surprit tout le monde, Risler plus que personne, mais la petite Chèbe était si jolie, elle le regardait avec des yeux si doux que le brave garçon en fut tout de suite amoureux comme une bête. Peut-être aussi, sans qu’il s’en rendît bien compte, cet amour était au fond de son cœur depuis longtemps…

Et voilà comme il se fait que le soir de son mariage, la jeune madame Risler, toute blanche dans sa toilette de noce, regardait avec un sourire de triomphe la fenêtre du palier où dix ans de sa vie tenaient étroitement encadrés. Ce sourire orgueilleux, où se peignait aussi une pitié profonde et un peu de mépris comme une nouvelle enrichie peut en avoir pour la médiocrité de ses débuts, s’adressait évidemment à l’enfant pauvre et malingre qu’elle croyait voir là-haut, en face d’elle, dans la profondeur du passé et de la nuit, et semblait lui dire en montrant la fabrique :

« Qu’est-ce que tu dis de ça, petite Chèbe ?…, Tu vois, j’y suis maintenant… »

Partie 2

Chapitre 1 LE JOUR DE MA FEMME.

Midi. Le Marais déjeune.

Aux lourdes vibrations des angelus de Saint-Paul, de Saint-Gervais, de Saint-Denis-du-Saint-Sacrement se mêle, montant des cours, le tintement grêle des cloches de fabrique. Chacun de ces carillons a sa physionomie bien distincte. Il en est de tristes et de gais, d’alertes et d’endormis. Il y a des cloches riches, heureuses, tintant pour des centaines d’ouvriers ; des cloches pauvres, timides, qui semblent se cacher derrière les autres et se faire toutes petites, comme si elles avaient peur que la faillite les entende.