Alors éclatait dans la gare une tempête de cris, de trépignements sur laquelle planait le soprano suraigu de M. Chèbe, qui clamait de sa voix de goéland « Enfoncez les portes ! Enfoncez les portes !… » Ce que le petit homme se serait bien gardé de faire lui-même, parce qu’il avait une peur bleue des gendarmes. Au bout d’un moment, l’orage s’apaisait. Les femmes fatiguées, décoiffées par le grand air, s’endormaient sur les bancs. Il y avait des robes chiffonnées, des effets déchirés, des toilettes blanches décolletées pleines de poussière.

C’était cela surtout qu’on respirait, la poussière ! Elle tombait de tous les vêtements, montait de tous les pas, obscurcissait la lampe, troublait les yeux, faisait comme un nuage sur l’éreintement des figures. Les wagons où l’on montait enfin après des heures d’attente, en étaient imprégnés aussi… Sidonie ouvrait les vitres, regardait dehors les plaines noires, une ligne d’ombre sans fin. Puis, comme des étoiles innombrables, les premiers réverbères des boulevards extérieurs se dressaient près des fortifications.

Dès lors, la terrible journée de repos de tous ces pauvres gens était finie. La vue de Paris ramenait à chacun la pensée de son travail du lendemain. Si triste qu’eût été son dimanche, Sidonie commençait à le regretter. Elle songeait aux riches pour qui tous les jours de la vie sont des jours de repos ; et vaguement, comme dans un rêve, les longues allées des parcs entrevus pendant la journée lui apparaissaient remplies de ces heureux du monde, se promenant sur le sable fin, pendant qu’à la grille là-bas, dans la poussière de la route, le dimanche des pauvres passait à grands pas, ayant à peine le temps de s’arrêter une minute pour regarder et envier.

De treize à dix-sept ans, ce fut là la vie de la petite Chèbe. Les années se succédaient sans apporter le moindre changement avec elles. Le cachemire de madame Chèbe s’était un peu plus usé, la petite robe lilas avait subi encore quelques retouches, et c’était tout. Seulement, à mesure que Sidonie grandissait, Frantz, maintenant devenu un jeune homme, avait pour elle des regards silencieux, des attentions d’amour visibles à tout le monde et dont la jeune fille était seule à ne pas s’apercevoir.

Rien ne l’intéressait, du reste, cette petite. Chèbe.

À l’atelier, elle accomplissait sa tâche régulièrement, silencieusement, sans la moindre pensée d’avenir ou d’aisance. Tout ce qu’elle faisait avait l’air d’être en attendant.

Frantz, au contraire, depuis quelque temps, travaillait avec une ardeur singulière, l’élan de ceux qui visent quelque chose au bout de leurs efforts, si bien qu’à vingt-quatre ans il sortait second de l’École centrale avec le grade d’ingénieur.

Ce soir-là Risler avait emmené la famille Chèbe au Gymnase, et, toute la soirée, madame Chèbe et lui s’étaient fait une foule de petits signes, de clignements d’yeux dans le dos des enfants. Ensuite, à la sortie, madame Chèbe avait mis solennellement le bras de Sidonie sous celui de Frantz, de l’air de dire à l’amoureux : « Maintenant, débrouillez-vous… C’est votre affaire… »

Alors le pauvre amoureux essaya de se débrouiller. La route est longue, du Gymnase au Marais. À peine a-t-on fait quelques pas que la splendeur du boulevard est effacée, les trottoirs deviennent de plus en plus sombres, les passants de plus en plus rares. Frantz commença par parler de la pièce… Il aimait bien ces comédies où il y avait du sentiment.

– Et vous, Sidonie ?

– Oh ! moi, vous savez, Frantz, pourvu qu’il y ait des toilettes.

Le fait est qu’au théâtre elle ne s’occupait pas d’autre chose. Ce n’était pas une de ces sentimentales à la Bovary qui reviennent du spectacle avec des phrases d’amour toutes faites, un idéal de convention. Non ! Le théâtre lui donnait seulement des envies folles de luxe, d’élégance ; elle n’en rapportait que des modèles de coiffure et des patrons de robes… Les toilettes nouvelles, exagérées, des actrices, leur démarche, jusqu’à leurs intonations faussement mondaines qui lui semblaient la distinction suprême, avec cela l’éblouissement banal des dorures, des lumières, l’affiche étincelante à la porte, les voitures arrêtées, tout ce bruit un peu malsain qui se fait autour d’une pièce en vogue : voilà ce qu’elle aimait, ce qui la prenait. L’amoureux continua :

– Comme ils ont bien joué leur scène d’amour ! Et en disant ce mot d’amour il se penchait tendrement vers une jolie petite tête entourée d’un capuchon en laine blanche d’où les cheveux s’échappaient en frisottant. Sidonie soupira :

– Oh ! oui, la scène d’amour… L’actrice avait de bien beaux diamants !

Il y eut un moment de silence. Le pauvre Frantz avait beaucoup de peine à s’expliquer. Les mots qu’il cherchait ne venaient pas, puis la peur le prenait. Pour parler il se donnait des limites.

« Quand nous aurons passé la porte Saint-Denis… Quand nous aurons quitté le boulevard. »

Mais là Sidonie se mettait à causer de choses, tellement indifférentes que sa déclaration se gelait sur ses lèvres, ou bien ils étaient arrêtés par une voiture qui donnait aux parents le temps de les rejoindre.

Enfin, dans le Marais, il se décida tout à coup :

– Écoutez-moi, Sidonie… Je vous aime…

Cette nuit-là, on avait veillé fort tard chez les Delobelle. C’était l’habitude de ces courageuses femmes de faire la journée de travail aussi longue que possible, de la prolonger si avant dans la nuit que leur lampe était une des dernières éteintes de la tranquille rue de Braque. Pour se coucher elles attendaient le retour du grand homme, à qui on gardait bien au chaud, dans les cendres du foyer, un petit souper réconfortant.

Au temps où il jouait, cela avait une raison d’être : les comédiens, obligés de dîner de bonne heure et très légèrement, sortent de scène avec des fringales terribles et mangent en rentrant chez eux. Delobelle, lui, ne jouait plus depuis longtemps ; mais n’ayant pas le droit, comme il disait, de renoncer au théâtre, il entretenait sa manie par une foule d’habitudes de cabotin, et le souper du retour en faisait partie, comme sa rentrée quotidienne, après que la dernière de toutes les rampes de théâtre du boulevard avait éteint son gaz. Se coucher sans souper, à l’heure de tout le monde, c’eût été abdiquer, renoncer à la lutte. Et il n’y renonçait pas, sacrebleu !…

La nuit dont nous parlons, le comédien n’était pas encore rentré, et les deux femmes l’attendaient, causant et travaillant, très animées malgré l’heure avancée. Toute la soirée, on n’avait fait que parler de Frantz, de son succès, de l’avenir qui s’ouvrait devant lui.

– À présent, disait la maman Delobelle, il ne lui manque plus que de trouver une bonne petite femme.

C’était aussi l’avis de Désirée. Il ne manquait plus que cela au bonheur de Frantz, une bonne petite femme active, courageuse, habituée au travail et qui s’oublierait toute pour lui. Et si Désirée en parlait avec cette assurance, c’est qu’elle la connaissait très intimement, cette femme qui convenait si bien à Frantz Risler… Elle n’avait qu’un an de moins que lui, juste ce qu’il faut pour être plus jeune que son mari et pouvoir lui servir de mère en même temps, « Jolie ? » Non, pas précisément, mais plutôt gentille que laide, malgré son infirmité, car elle boitait, la pauvre petite !… Et puis, fine, éveillée et si aimante ! Personne autre que Désirée ne savait à quel point cette petite femme-là aimait Frantz et comme elle pensait à lui nuit et jour depuis des années. Lui-même ne s’en était pas aperçu, et semblait n’avoir des yeux que pour Sidonie, une gamine. Mais c’est égal ! L’amour silencieux est si éloquent, une si grande force se cache dans les sentiments contenus… Qui sait ? Peut-être un jour ou l’autre… Et la petite boiteuse, penchée sur son ouvrage, partait pour un de ces grands voyages au pays des chimères, comme elle en faisait tant dans son fauteuil d’impotente, les pieds appuyés au tabouret immobile un de ces merveilleux voyages d’où elle revenait toujours, heureuse et souriante, s’appuyant au bras de Frantz de toute sa confiance d’épouse aimée. Ses doigts suivant le rêve de son cœur, le petit oiseau qu’elle tenait en ce moment et dont elle redressait les ailes froissées avait bien l’air d’être du voyage, lui aussi, de s’envoler là-bas, bien loin, joyeux et léger comme elle.