La porte s’ouvrit tout à
coup.
– Je ne vous dérange pas ? dit une voix
triomphante.
La mère, un peu assoupie, releva la tête brusquement :
– Eh ! c’est monsieur Frantz… Entrez donc, monsieur
Frantz… Vous voyez ; nous attendons le père… Ces brigands
d’artistes, ça rentre toujours si tard… Asseyez-vous là… vous
souperez avec lui…
– Oh ! non, merci, répondit Frantz dont les lèvres
étaient encore pâles de l’émotion qu’il venait d’avoir ;
merci, je ne m’arrête pas… J’ai vu de la lumière à la porte et je
suis entré seulement pour vous dire… pour vous apprendre une grande
nouvelle qui vous fera bien plaisir, car je sais que vous
m’aimez…
– Et quoi donc, grand Dieu ?
– Il y a promesse de mariage entre monsieur Frantz Risler
et mademoiselle Sidonie !…
– Là ! quand je vous disais qu’il ne lui manquait plus
qu’une bonne petite femme, fit la maman Delobelle en se levant pour
lui sauter au cou.
Désirée n’eut pas la force de prononcer une parole. Elle se
pencha encore plus sur son ouvrage, et comme Frantz avait les yeux
exclusivement fixés sur son bonheur, que la maman Delobelle ne
regardait que la pendule pour voir si son grand homme rentrerait
bientôt, personne ne s’aperçut de l’émotion de la boiteuse, de sa
pâleur, ni du tremblement convulsif du petit oiseau immobile entre
ses mains, la tête renversée, comme un oiseau blessé à mort.
Chapitre 4
HISTOIRE DE LA PETITE CHÈBE. LES VERS LUISANTS DE SAVIGNY
« Savigny-sur-Orge.
« Ma chère Sidonie,
» Hier nous étions à table dans cette grande salle à manger
que tu connais, la porte large ouverte sur les perrons tout
fleuris. Je m’ennuyais un peu. Bon papa avait été de mauvaise
humeur toute la matinée, et ma pauvre mère n’osait pas dire un mot,
atterrée par ces sourcils froncés qui lui ont toujours fait la loi.
Je songeais que c’était vraiment dommage d’être si seule, en plein
été, dans un si beau pays, et que je serais bien heureuse,
maintenant que me voilà sortie du couvent et destinée à passer des
saisons entières à la campagne, d’avoir, comme autrefois, quelqu’un
pour courir avec moi dans le bois et les charmilles.
» Georges vient bien de temps en temps ; mais il
arrive toujours très tard, seulement pour dîner, et repart le
lendemain avec mon père avant que je m’éveille. Puis c’est un homme
sérieux, à présent, M. Georges. Il travaille à la fabrique, et
le souci des affaires lui plisse souvent le front, à lui aussi.
»… J’en étais là de mes réflexions, quand tout à coup voilà bon
papa qui se tourne brusquement de mon côté. « Qu’est donc
devenue ta petite Sidonie ?… Ça me ferait plaisir de l’avoir
ici quelque temps. » Tu penses si j’ai été heureuse. Quelle
joie de se retrouver, de renouer cette bonne amitié interrompue par
la faute de la vie bien plus que par la nôtre ! Que de choses
à nous raconter ! Toi qui avais seule le don de dérider ce
terrible grand-père, tu vas nous apporter la gaieté, et je t’assure
que nous en avons besoin.
» C’est si désert, ce beau Savigny ! Figure-toi que le
matin quelquefois il me prend des idées de coquetterie. Je
m’habille, je me fais belle, coiffée en frisures avec un joli
costume, je me promène dans toutes les allées, et tout à coup je
m’aperçois que j’ai fait des frais pour les cygnes, les canards,
mon chien Kiss, et les vaches qui ne se retournent même pas dans la
prairie quand je passe. Alors, de dépit, je rentre bien vite mettre
une robe de toile, je m’occupe à la ferme, à l’office, un peu
partout. Et, ma foi ! je commence à croire que l’ennui m’a
perfectionnée et que je ferai une excellente ménagère…
» Heureusement, voici bientôt la saison de la chasse et je
compte là-dessus pour me distraire un peu. D’abord Georges et mon
père, grands chasseurs tous les deux, viendront plus souvent. Puis
tu seras là, toi… Car tu vas me répondre tout de suite que tu
arrives près de nous, n’est-ce pas ? M. Risler disait
dernièrement que tu étais souffrante. L’air de Savigny te fera
grand bien.
» Ici tout le monde t’attend. Et moi je ne vis plus
d’impatience.
« CLAIRE. »
Sa lettre écrite, Claire Fromont mit un grand chapeau de paille,
car ces premiers jours d’août étaient chauds et splendides, et
descendit elle-même la jeter dans la petite boîte où le facteur
prenait tous les matins en passant le courrier du château.
C’était au bout du parc, à un coin de route Elle s’arrêta une
minute à regarder les arbres du chemin, les prés environnants,
endormis et pleins de soleil. Là-bas des moissonneurs rentraient
les dernières gerbes. On labourait un peu plus loin. Mais toute la
mélancolie du travail silencieux avait disparu pour la jeune fille
épanouie de la joie de revoir son amie. Aucun souffle ne s’éleva
des hautes collines de l’horizon, aucune voix ne vint de la cime
des arbres pour l’avertir par un pressentiment, l’empêcher
d’envoyer cette fatale lettre. Et tout de suite en rentrant elle
s’occupa de faire préparer à Sidonie une jolie chambre à côté de la
sienne.
La lettre fit son chemin fidèlement. De la petite porte verte du
château entourée de glycines et de chèvrefeuilles, elle s’en vint à
Paris et arriva le soir même, avec son timbre de Savigny, tout
parfumé de campagne au cinquième étage de la rue de Braque.
Quel événement ce fut ! On la relut trois fois, et pendant
huit jours, jusqu’au départ, elle resta sur la cheminée près des
reliques de madame Chèbe, de la pendule à globe et des coupes
empire. Pour Sidonie, c’était comme un roman merveilleux plein
d’enchantements et de promesses qu’elle lisait sans l’ouvrir, rien
qu’en regardant l’enveloppe blanche où le chiffre de Claire Fromont
ressortait en broderie.
Il s’agissait bien de mariage maintenant L’essentiel était de
savoir quelle toilette elle mettrait pour aller au château. Il
fallait s’occuper de cela, tailler, combiner, essayer des robes,
des coiffures… Malheureux Frantz ! Comme ces préparatifs lui
faisaient le cœur gros ! Ce départ pour Savigny, auquel il
avait vainement essayé de s’opposer, retarderait encore leur
mariage, que, sans qu’il sût pourquoi, Sidonie éloignait tous les
jours un peu. Il ne pourrait pas aller la voir ; et, une fois
là-bas, entourée de fêtes, de plaisirs, qui pouvait dire combien de
temps elle resterait ?…
C’était toujours aux dames Delobelle que l’amoureux désespéré
venait faire ses confidences, sans remarquer une fois comme Désirée
se levait vivement, dès qu’il entrait, pour lui faire une place
près d’elle à la table de travail, comme elle s’asseyait ensuite,
toute rouge, les yeux brillants.
Depuis quelques jours on ne travaillait plus aux oiseaux et
mouches pour modes. La mère et la fille ourlaient des volants
roses destinés à la robe de Sidonie, et jamais la petite boiteuse
n’avait cousu de si bon cœur.
C’est qu’elle n’était pas pour rien la fille de Delobelle, cette
petite Désirée. Elle tenait de son père cette fatalité à
s’illusionner, à espérer jusqu’au bout et quand même.
Pendant que Frantz lui racontait ses peines d’amour, Désirée
songeait qu’une fois Sidonie partie, il viendrait ainsi tous les
jours, ne fût-ce que pour parler de l’absente ; qu’elle
l’aurait là tout près d’elle, qu’ils veilleraient ensemble en
attendant « le père », et que, peut-être un soir, en la
regardant, il s’apercevrait de la différence qu’il y a entre la
femme qui vous aime et celle qui se laisse aimer.
Alors l’idée que chaque point fait à la robe avançait ce départ
si impatiemment attendu, donnait à son aiguille une activité
extraordinaire, et le pauvre amoureux regardait avec terreur les
volants et les ruches s’amonceler à vue d’œil autour d’elle, en
moutonnant comme des petites vagues.
Quand la robe rose fut prête, mademoiselle Chèbe partit pour
Savigny. Le château de M. Gardinois était bâti dans la vallée
de l’Orge, au bord de cette petite rivière si capricieusement
jolie, avec ses moulins, ses îles, ses écluses et ses grandes
pelouses de parc qui viennent mourir tout le long de ses rives.
La maison, une vieille maison Louis XV, aux bâtiments peu
élevés, très haute seulement de toiture avait un grand air de
mélancolie, une apparence particulière d’ancienneté
aristocratique : larges perrons, balcons de fer rouillé, vieux
vases rongés de pluie où les fleurs nouvelles ressortaient vivement
sur la pierre rousse. À perte de vue, les murs s’étendaient,
effrités et penchants, descendant par une pente douce jusqu’à la
rivière. Le château les dominait de ses grands toits d’ardoises, la
ferme de ses tuiles rouges, et le parc merveilleux de ses tilleuls,
de ses frênes, de ses peupliers, de ses marronniers qui
s’entremêlaient en une ligne touffue et noire, ouverte de temps en
temps par l’arcade des allées.
Mais le charme de la vieille propriété c’était l’eau, l’eau qui
animait son silence, solennisait ses aspects.
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