Gaspard Melchior et Balthazar

MICHEL TOURNIER
de l’Académie Goncourt

 

Gaspard, Melchior
& Balthazar

 

Roman

 

nrf

 

GALLIMARD

Gaspard, roi de Méroé

Je suis noir, mais je suis roi. Peut-être ferai-je un jour inscrire sur le tympan de mon palais cette paraphrase du chant de la Sulamite Nigra sum, sed formosa. En effet, y a-t-il plus grande beauté pour un homme que la couronne royale ? C’était une certitude si établie pour moi que je n’y pensais même pas. Jusqu’au jour où la blondeur a fait irruption dans ma vie…

Tout a commencé lors de la dernière lune d’hiver par un avertissement assez embrouillé de mon principal astrologue, Barka Maï. C’est un homme honnête et scrupuleux dont la science m’inspire confiance dans la mesure où lui-même s’en méfie.

Je rêvais sur la terrasse du palais devant le ciel nocturne tout scintillant d’étoiles où passaient les premiers souffles tièdes de l’année. Après un vent de sable qui avait sévi huit longs jours, c’était la rémission, et je gonflais mes poumons avec le sentiment de respirer le désert.

Un léger bruit m’avertit qu’un homme se trouvait derrière moi. Je l’avais reconnu à la discrétion de son approche : ce ne pouvait être que Barka Maï.

— La paix sur toi, Barka. Que viens-tu m’apprendre ? lui demandai-je.

— Je ne sais presque rien, Seigneur, me répondit-il avec sa prudence habituelle, mais ce rien, je ne dois pas te le cacher. Un voyageur venu des sources du Nil nous annonce une comète.

— Une comète ? Explique-moi, veux-tu, ce qu’est une comète, et ce que l’apparition d’une comète signifie.

— Je répondrai plus facilement à ta première question qu’à la seconde. Le mot nous vient des Grecs : άστήρ χομήτης ce qui veut dire astre chevelu. C’est une étoile errante qui apparaît et disparaît de façon imprévisible dans le ciel, et qui se compose pour l’essentiel d’une tête traînant derrière elle la masse flottante d’une chevelure.

— Une tête coupée volant dans les airs, en somme. Continue.

— Hélas, Seigneur, l’apparition des comètes est rarement de bon augure, encore que les malheurs qu’elle annonce soient presque toujours gros de promesses consolantes. Quand elle précède la mort d’un roi, par exemple, comment savoir si elle ne célèbre pas déjà l’avènement de son jeune successeur ? Et les vaches maigres ne préparent-elles pas régulièrement des années de vaches grasses ?

Je le priai d’aller droit au fait sans plus de détours.

— En somme, cette comète que ton voyageur nous promet, qu’a-t-elle de remarquable ?

— D’abord elle vient du sud et se dirige vers le nord, mais avec des arrêts, des sautes capricieuses, des crochets, de telle sorte qu’il n’est nullement certain qu’elle passe dans notre ciel. Ce serait un grand soulagement pour ton peuple !

— On prête souvent aux astres errants des formes extraordinaires, glaive, couronne, poing serré d’où sourd le sang, que sais-je encore !

— Non, celle-là est très ordinaire : une tête, te dis-je, avec un flot de cheveux. Mais il y a toutefois à propos de ces cheveux une observation bien étrange qui m’a été rapportée.

— Laquelle ?

— Eh bien, à ce qu’on dit, ils seraient d’or. Oui, une comète à cheveux dorés.

— Voilà qui ne me paraît guère menaçant !

— Sans doute, sans doute, mais crois-moi, Seigneur, répéta-t-il à mi-voix, ce serait un grand soulagement pour ton peuple si elle se détournait de Méroé !

J’avais oublié cet entretien, lorsque deux semaines plus tard je parcourais avec ma suite le marché de Baalouk réputé pour la diversité et l’origine lointaine des produits qu’il rassemble. J’ai toujours été curieux des choses étranges et des êtres bizarres que la nature s’est plu à inventer. Sur mes ordres, on a installé dans mes parcs une sorte de réserve zoologique où on nourrit des témoins remarquables de la faune africaine. J’ai là des gorilles, des zèbres, des oryx, des ibis sacrés, des pythons de Séba, des cercopithèques rieurs. J’ai écarté, comme par trop communs et d’un symbolisme vulgaire, les lions et les aigles, mais j’attends une licorne, un phénix et un dragon que des voyageurs de passage m’ont promis, et que je leur ai payés à l’avance pour plus de sûreté.

Ce jour-là Baalouk n’avait rien de bien attrayant à offrir dans le règne animal. Je fis cependant l’emplette d’un lot de chameaux, parce que ne m’étant pas éloigné de Méroé à plus de deux jours de marche depuis des années, j’éprouvais l’obscur besoin d’une expédition lointaine, et j’en pressentais en même temps l’imminence. J’achetai donc des chameaux montagnards du Tibesti – noirs, frisés, infatigables – des porteurs de Batha – énormes, lourds, au poil ras et beige, inutilisables en montagne à cause de leur maladresse, mais insensibles aux moustiques, aux mouches et aux taons – et bien entendu des fins et rapides coursiers couleur de lune, ces méharis légers comme des gazelles, montés sur des selles écarlates par le peuple féroce des Garamantes descendu des hauteurs du Hoggar ou de celles du Tassili.

Mais ce fut le marché des esclaves qui nous retint le plus. J’ai toujours apprécié la diversité des races. Il me semble que le génie humain profite pour s’épanouir de la variété des tailles, des profils et des couleurs, comme la poésie universelle gagne à la pluralité des langues. J’acquis sans discussion une douzaine de minuscules pygmées que je me propose de faire ramer sur la felouque royale avec laquelle je remonte le Nil, entre les huitième et cinquième cataractes, chaque automne pour chasser l’aigrette. J’avais pris le chemin du retour sans prêter attention aux foules silencieuses et moroses qui attendaient dans les chaînes d’éventuels acheteurs. Mais je ne pus pas ne pas voir deux taches dorées qui tranchaient vivement au milieu de toutes ces têtes noires : une jeune femme accompagnée d’un adolescent. La peau claire comme lait, les yeux verts comme l’eau, ils secouaient sur leurs épaules une masse de cheveux du métal le plus fin, le plus ensoleillé.

Je suis fort curieux des bizarreries de la nature, je l’ai dit, mais je n’ai de véritable goût que pour ce qui nous vient du sud. Récemment des caravanes venues du nord m’ont apporté de ces fruits hyperboréens, capables de mûrir sans chaleur ni soleil, qu’on appelle des pommes, des poires, des abricots. Si l’observation de ces monstruosités m’a passionné, j’ai été rebuté en les goûtant par leur fadeur aqueuse et anémique.