Leur adaptation à des conditions de climat déplorables est certes méritoire, mais comment rivaliseraient-ils sur une table même avec la datte la plus modeste ?

C’est dans un sentiment analogue que j’ai envoyé mon intendant s’enquérir des origines et du prix de la jeune esclave. Il revint aussitôt. Elle faisait partie avec son frère, me dit-il, du matériel humain d’une galère phénicienne capturée par des pirates massyliens. Quant à son prix, il était aggravé par le fait que le marchand entendait bien ne pas la vendre sans l’adolescent.

Je haussai les épaules, ordonnai qu’on payât pour le couple, et oubliai aussitôt mon acquisition. En vérité mes pygmées m’amusaient bien davantage. En outre, je devais me rendre au grand marché annuel de Naouarik où l’on trouve les épices les plus relevées, les confitures les plus onctueuses, les vins les plus chauds, mais aussi les médicaments les plus efficaces, enfin ce que l’Orient peut offrir de plus capiteux comme parfums, gommes, baumes et muscs. Pour les dix-sept femmes de mon harem, j’y fis acheter plusieurs boisseaux de poudres cosmétiques et pour mon usage personnel un plein coffre de petits bâtons d’encens. Il me paraît convenable en effet, quand je remplis des fonctions officielles de justice, d’administration ou dans les cérémonies religieuses, d’être environné de cassolettes d’où montent des tourbillons de fumée aromatique. Cela donne de la majesté et frappe les esprits. L’encens va avec la couronne, comme le vent avec le soleil.

C’est retour de Naouarik, et saoulé de musiques et de nourritures, que je retrouvai inopinément mes deux Phéniciens, et c’est encore leur blondeur qui me les signala. Nous approchions du puits d’Hassi Kef où nous nous proposions de nuitée. Après une journée torride et de solitude absolue, nous voyions se multiplier les signes trahissant la proximité d’un point d’eau : empreintes d’hommes et de bêtes dans le sable, foyers éteints, souches coupées à la hache, et bientôt dans le ciel des vols de vautours, car il n’y a pas de vie sans cadavres. Dès que nous avons abordé la vaste dépression au fond de laquelle se trouve Hassi Kef, un nuage de poussière nous a signalé l’emplacement du puits. J’aurais pu dépêcher des hommes pour faire le vide devant la caravane royale. On me reproche parfois de renoncer trop souvent à mes prérogatives. Ce n’est pas chez moi le fait d’une humilité qui serait en effet hors de propos. De l’orgueil, j’en ai à revendre, et mes proches en découvrent parfois la démesure dans les interstices d’une affabilité parfaitement jouée. Mais voilà, j’aime les choses, les bêtes et les gens, et je supporte mal l’isolement que m’impose la couronne. En vérité ma curiosité entre constamment en conflit avec la retenue et la distance qu’impose la royauté. Flâner, me mêler à la foule, regarder, cueillir des visages, des gestes, des regards, rêve délicieux, interdit à un souverain.

Au demeurant Hassi Kef enveloppé de gloire rougeoyante et poussiéreuse offrait un spectacle grandiose. Emportées par la pente, des longues files de bêtes prennent le trot et viennent se jeter dans la cohue mugissante qui se presse autour des auges. Chameaux et ânes, bœufs et moutons, chèvres et chiens se bousculent en piétinant une boue faite de purin et de paille hachée. Autour des bêtes s’affairent des bergers éthiopiens fins et secs, comme taillés dans l’ébène, armés de bâtons ou de branches d’épineux. Ils se baissent parfois pour lancer des poignées de terre aux boucs ou aux béliers qui commencent à se battre. L’odeur violente et vivante, exaltée par la chaleur et l’eau, enivre comme un alcool pur.

Mais un dieu domine cette cohue. Debout sur une poutre transversale, au milieu de la gueule du puits, le tireur d’eau accomplit des deux bras un mouvement en ailes de moulin, saisissant la corde au plus bas et l’élevant au-dessus de sa tête, jusqu’à ce que l’outre pleine arrive à sa portée. L’eau claire se déverse en un bref torrent dans les auges où elle devient aussitôt boueuse. L’outre flasque tombe en chute libre dans le puits, la corde se tord comme un serpent furieux entre les mains du tireur, et les grands moulinets des deux bras recommencent.

Ce travail extraordinairement pénible est souvent accompli par un pauvre corps, torturé, geignant, exhalant des han et des ha, cherchant toutes les occasions de ralentir ou d’arrêter son effort, et l’intendant n’est jamais loin, un long fouet à la main pour ranimer une ardeur toujours fléchissante. Or nous avions le spectacle tout inverse, une admirable machine de muscles et de tendons, une statue de cuivre clair, tigrée de taches de boue noire, ruisselante d’eau et de sueur qui fonctionne sans peine, avec une sorte d’élan, de lyrisme même, plus un danseur qu’un travailleur, et lorsqu’il élevait d’un geste vaste la corde au-dessus de sa tête, il renversait son visage vers le ciel, et il secouait sa crinière d’or avec une sorte de bonheur.

— Quel est cet homme ? demandai-je à mon lieutenant.

La réponse me vint un peu plus tard, et elle me rappela le marché de Baalouk et le couple de Phéniciens que j’y avais acheté.

— N’avait-il pas une sœur ?

On me précisa que la jeune fille était employée dans des champs de mil. J’ordonnai qu’on les réunît et qu’on les intégrât au personnel du palais de Méroé.