J’aviserais plus tard.

J’aviserais plus tard… Cette formule toute faite, qui signifie exécution sans délai d’un ordre dont l’aboutissement demeure énigmatique et comme perdu dans la nuit du futur, prenait en l’occurrence une signification plus grave. Elle voulait dire que j’obéissais à une impulsion à laquelle je ne pouvais me dérober, bien qu’elle ne fût pas justifiée par une fin – du moins à ma connaissance, car il se pouvait que les deux étrangers entrassent dans un plan du destin qui m’échappait.

Les jours qui suivirent, je ne cessai de songer à mes esclaves clairs. La nuit qui précéda mon retour au palais, ne trouvant pas le sommeil, je quittai la tente et m’avançai sans escorte assez loin dans la steppe. Marchant d’abord au hasard, en m’efforçant cependant de conserver la même direction, j’aperçus bientôt une lueur lointaine que je pris pour celle d’un feu, et que je choisis sans idée précise comme but de ma noctambulation. C’était comme un jeu entre ce feu et moi, car il ne cessait, au gré des creux et des bosses, des arbustes et des rochers, de disparaître et de reparaître sans se rapprocher, semblait-il, pour autant. Jusqu’au moment où – après une disparition qui paraissait définitive – je me trouvai en présence d’un vieillard, accroupi devant une table basse qu’éclairait une chandelle. Au milieu de cette solitude infinie, il brodait de fils d’or une paire de babouches. Rien ne pouvant apparemment troubler son travail, je m’assis sans façon en face de lui. Tout était blanc dans cette apparition qui flottait au milieu d’un océan de noirceur : le voile de mousseline qui enveloppait la tête du vieillard, son visage livide, sa grande barbe, le manteau qui l’enveloppait, ses longues mains diaphanes, et jusqu’à une fleur de lys mystérieusement dressée sur la table dans un mince verre de cristal. Je m’emplissais les yeux, le cœur, l’âme du spectacle de tant de sérénité, afin de pouvoir y revenir par la pensée et y puiser un réconfort si la passion venait un jour frapper à ma porte.

Longtemps, il ne parut pas s’apercevoir de ma présence. Enfin il posa son ouvrage, croisa ses mains sur son genou, et me regarda au visage.

— Dans deux heures, prononça-t-il, l’horizon du levant va se teinter de rose. Mais le cœur pur n’espère pas la venue du Sauveur avec moins de confiance que le soldat de garde sur les remparts attendant le lever du soleil.

Il se tut à nouveau. C’était l’heure pathétique où toute la terre, encore plongée dans les ténèbres, se recueille en pressentant la première lueur de l’aube.

— Le soleil… murmura le vieillard. Il impose silence au point qu’on ne peut parler de lui qu’au cœur de la nuit. Depuis un demi-siècle que je me soumets à sa grande et terrible loi, sa course d’un horizon à l’autre est le seul mouvement que je tolère. Soleil, dieu jaloux, je ne peux plus adorer que toi, mais tu détestes la pensée ! Tu n’as eu de cesse que tu n’aies alourdi tous les muscles de mon corps, tué tous les élans de mon cœur, ébloui toutes les lueurs de mon esprit. Sous ta domination tyrannique, je me métamorphose de jour en jour en ma propre statue de pierre translucide. Mais j’avoue que cette pétrification est un grand bonheur.

Il fit à nouveau silence. Puis, comme s’il se souvenait soudain de mon existence, il me dit : « Va, maintenant, va-t’en avant qu’il soit là ! »

J’allais me lever, quand un souffle parfumé passa dans les branches des térébinthes. Puis aussitôt après éclata, à une incroyable proximité, le sanglot solitaire d’une flûte de berger. La musique entrait en moi avec une indicible tristesse.

— Qui est-ce ? demandai-je.

— C’est Satan qui pleure devant la beauté du monde, répondit le vieillard d’une voix attendrie qui contrastait avec la dureté de ses paroles précédentes. Ainsi en va-t-il de toutes les créatures avilies : la pureté des choses fait saigner de regret tout ce qu’il y a de mauvais en elles. Prends garde aux êtres de clarté !

Il se pencha vers moi par-dessus la table pour me donner son lys. Je m’en fus, tenant la fleur comme un cierge, entre le pouce et l’index. Quand j’atteignis le camp, une barre dorée, posée sur l’horizon, embrasait les dunes. La plainte de Satan continuait à retentir en moi. Je ne voulais rien reconnaître encore, mais j’en savais déjà assez pour comprendre que la blondeur était entrée dans ma vie par effraction, et qu’elle menaçait de la dévaster.

***

La forteresse de Méroé – forme grécisée de l’égyptien Baroua – est construite sur les ruines et avec les matériaux d’une ancienne citadelle pharaonique de basalte. C’est ma maison. J’y suis né, je l’habite quand je ne voyage pas, j’y mourrai très probablement, et le sarcophage où reposeront mes restes est prêt. Ce n’est certes pas une demeure riante, c’est une arme de guerre plutôt, doublée d’une nécropole.