En vérité, toute ma vie se joue entre ces deux termes : le temps et l’éternité. Car c’est l’éternité que j’ai trouvée en Grèce, incarnée par une tribu divine, immobile et pleine de grâce, sous le soleil, lui-même statue du dieu Apollon. Mon mariage m’a replongé dans l’épaisseur de la durée, où tout est vieillissement et altération. J’ai vu la coïncidence de la jeune Malvina avec le ravissant portrait que j’aimais se défaire d’année en année, par « coups de vieux » successifs accusés par la princesse hyrcanienne. Je sais maintenant que je ne retrouverai la lumière et le repos que le jour où je verrai se fondre dans la même image l’éphémère et bouleversante vérité humaine et la divine grandeur de l’éternité. Mais a-t-on jamais rêvé un mariage plus improbable ?
Les affaires du royaume me retinrent à Nippur plusieurs années. Puis ayant réglé les principales difficultés intérieures et extérieures laissées par mon père, et surtout ayant compris que la première vertu d’un souverain, c’est de savoir s’entourer d’hommes capables et probes, et de leur faire confiance, je pus me consacrer à une série d’expéditions dont le but réel et avoué était de prendre connaissance – et éventuellement possession – des richesses artistiques des pays voisins. Quand je dis qu’un souverain doit savoir faire confiance aux ministres qu’il a lui-même mis en place, je me dois d’ajouter qu’il ne faut pas tenter le diable, et qu’il y a des précautions indispensables pour prévenir le pire. J’ai pour ma part mis en grand honneur l’usage antique des pages, ces jeunes garçons d’origine noble que leur père envoie à la cour du roi pour le servir et acquérir des connaissances et des amitiés utiles à leur avenir. Quand je partais, je ne laissais jamais un homme à une place stratégique qu’il ne m’eût confié au moins l’un de ses fils pour accompagner mon expédition. Je disposais ainsi d’une escorte brillante et juvénile qui égayait le voyage, s’instruisait au contact des choses et des personnes étrangères, et constituait à l’égard des ministres demeurés à Nippur autant d’otages propres à les mettre à l’abri de toute tentation de coup d’État. L’institution réussit et acquit une sorte d’autonomie. Obéissant à une pente fréquente chez les jeunes gens, mes pages – auxquels se mêlaient tout naturellement mes propres fils – s’organisèrent en une sorte de société secrète ayant pour emblème une fleur de narcisse. J’aime quant à moi cet aveu naïvement provocant de l’amour que tout spontanément la jeunesse éprouve pour elle-même. Des expériences vécues ensemble, un certain retranchement de la société de Nippur dû à nos fréquents voyages, un rien de mépris pour les sédentaires de la capitale confits dans leurs habitudes et leurs préjugés, contribuent à faire de mes narcisses un noyau politique révolutionnaire dont j’attends le meilleur le jour où je me retirerai du pouvoir avec les hommes de ma génération.
L’un de nos premiers voyages fut bien entendu pour la Grèce et ses confins. Je souhaitais que mes jeunes compagnons connussent un éblouissement comparable au mien vingt ans auparavant, et c’est dans un sentiment de ferveur joyeuse que nous embarquâmes à Sidon sur un voilier phénicien. Est-ce parce que les années avaient changé mon regard ou par la présence de mes pages autour de moi ? Je ne retrouvai pas la Grèce de mon adolescence, mais en revanche j’en découvris une autre. Les narcisses, entreprenants et avides de contacts humains, se firent très vite adopter par la société, au demeurant ouverte et d’un accès facile, de la jeunesse athénienne. Avec une rapidité qui m’étonna, ils parlèrent sa langue, copièrent ses vêtements, envahirent ses bains, ses gymnases, ses théâtres. C’était au point que j’hésitais parfois à distinguer les miens parmi les éphèbes que je voyais se presser dans les étuves et les palestres. J’étais fier qu’ils fassent si bonne figure, et je me félicitais à l’avance de tout ce qu’ils rapporteraient d’enrichissant à la bourgeoisie casanière de Nippur. Il n’est pas jusqu’à une certaine forme d’amour – dont la Grèce s’est fait une spécialité, non par sa pratique qui est universelle mais par sa tranquille publicité – que je me réjouissais de leur voir pleinement adopter, parce qu’elle est propre à apporter une diversion légère, gratuite et inoffensive à la pesante et coercitive hétérosexualité conjugale.
Mais il n’y avait pas que des gymnastes, des acteurs et des maîtres d’armes ou des masseurs dans cette ville dont le génie avait ébloui le monde. J’y passais quant à moi d’exquises soirées, sous les portiques couronnés de feuillages, en buvant du vin blanc de Thasos, et en devisant avec des hommes et des femmes infiniment cultivés et sceptiques, curieux de tout, subtils, drôles, les meilleurs hôtes du monde. Pourtant je compris bien vite qu’il y avait peu à attendre de civilisés aussi accomplis, mais dont le cœur sec, l’esprit superficiel et l’imagination stérile entretenaient une atmosphère proche du vide. Mon premier voyage en Grèce ne m’avait montré que des dieux. La seconde fois, je vis des hommes. Malheureusement, il n’y avait guère de relation entre les uns et les autres. Peut-être, des siècles auparavant, cette terre avait été peuplée par des paysans, des soldats et des penseurs surhumains qui se trouvaient de plain-pied avec l’Olympe. Ils vivaient dans le commerce familier des demi-dieux, des faunes, des satyres, Castor, Pollux, Héraklès, des géants, des centaures. Puis il y avait eu des génies dont la voix formidable retentit encore du fond des âges jusqu’à nous, Homère, Hésiode, Pindare, Eschyle, Sophocle, Euripide.
1 comment