Veux-tu que je la demande pour toi ?

La joie immense que je manifestai en recouvrant mon bien abusa mon père. Il considéra aussitôt que c’était décidé. Il avait fait diligence pour identifier la jeune fille du portrait en dépêchant une foule d’enquêteurs parmi les caravaniers venant du nord et du nord-est. Il envoya immédiatement une brillante délégation à Samariane, la résidence d’été du satrape d’Hyrcanie. Trois mois plus tard, Malvina et moi nous nous faisions face, le visage voilé, selon le rite nuptial de Nippur, et nous nous retrouvions mariés avant d’avoir pu nous voir ni entendre le son de notre voix.

Personne ne s’étonnera, je pense, si j’écris que j’attendais avec une ardente curiosité le moment où Malvina me montrerait son visage, afin d’apprécier sa ressemblance avec le portrait Cela paraît naturel, n’est-ce pas ? Or, à y bien songer, on ne peut nier qu’il s’agisse d’un incroyable paradoxe ! Car un portrait n’est qu’une chose inerte, fabriquée de main humaine, à l’image d’un visage vivant et premier. C’est le portrait qui se doit de ressembler au visage, et non le visage au portrait. Mais pour moi, c’était le portrait qui se trouvait à l’origine de tout. Sans la pression que mon père et mon entourage exerçaient sur moi, je n’aurais jamais songé à une Malvina venue des confins de la mer Hyrcanienne [4]. L’image me suffisait. C’était elle que j’aimais, et la jeune fille réelle ne pouvait m’émouvoir que secondairement, dans la mesure où je trouvais sur ses traits un reflet de l’œuvre adulée. Y a-t-il un mot pour désigner l’étrange perversion dont j’étais possédé ? J’ai entendu appeler zoophile une riche héritière qui vivait seule avec une meute de lévriers, auxquels elle accordait, disait-on, les dernières faveurs. Faudrait-il forger le mot d’iconophile pour mon seul usage ?

La vie est faite de concessions et d’arrangements. Malvina et moi, nous nous accommodâmes d’une situation qui, pour reposer sur un malentendu, n’en était pas pour autant intenable. Le portrait-miroir ne quittait pas le mur de notre chambre. Il veillait en quelque sorte sur nos ébats conjugaux, et nul ne pouvait soupçonner – pas même Malvina – que c’était à lui que j’adressais mes élans par personne interposée. Pourtant les années qui passaient creusaient inexorablement un fossé entre le portrait et son modèle. Malvina s’épanouissait. Ce qui restait d’enfantin dans son visage et son corps, quand nous nous étions mariés, s’effaçait pour faire place à la beauté majestueuse d’une matrone promise à la couronne. Nous procréâmes. Chacune de ses couches éloignait encore ma femme de l’image rieuse et mélancolique qui continuait à me chauffer le cœur.

Ma fille aînée devait avoir sept ans quand eut lieu une petite scène que personne ne remarqua, et qui cependant bouleversa ma vie. Miranda, confiée à une nourrice, s’aventurait rarement dans la chambre de ses parents. Aussi était-ce avec des yeux écarquillés par l’étonnement et la curiosité qu’elle inspectait les lieux quand nous la faisions venir. Ce jour-là l’enfant s’approcha du lit conjugal, puis, levant la tête, elle désigna du doigt le petit portrait-miroir qui veillait sur lui.

— Qui est-ce ? demanda-t-elle.

Or au moment même où elle prononçait ces simples mots, je reconnus dans un éclair sur son naïf visage, très pâle, éclairé de deux yeux bleus, aminci par le déferlement de ses boucles noires, je reconnus, dis-je, l’expression de mélancolie boudeuse du visage peint qu’elle désignait, comme si le miroir, recouvrant soudain sa vertu spéculaire, reflétait l’image de la petite fille. Une exquise et profonde émotion me fit venir les larmes aux yeux. Je décrochai le portrait, j’attirai l’enfant entre mes genoux, et je rapprochai le portrait et le frais visage.

— Regarde bien, dis-je. Tu demandes qui c’est ? Regarde bien, c’est quelqu’un que tu connais.

Elle gardait obstinément le silence, un silence cruel et injurieux pour sa mère qu’elle se refusait décidément à retrouver sur ce portrait juvénile.

— Eh bien, c’est toi, c’est toi bientôt, quand tu seras plus grande. Ainsi tu vas emporter ce cadre. Je te le donne. Tu vas le mettre au-dessus de ton lit, et chaque matin tu le regarderas, et tu diras : « Bonjour, Miranda ! » Et de jour en jour, tu verras, tu te rapprocheras de cette image.

Je présentai le portrait à ses yeux, et docilement, avec une gravité puérile, elle prononça : « Bonjour, Miranda ! » Puis elle le mit sous son bras, et s’enfuit.

Dès le lendemain, je fis savoir à Malvina que nous aurions désormais chacun notre chambre. La mort de mon père et notre couronnement éclipsèrent peu après ce médiocre épilogue de notre vie conjugale.

***

Je palpe et je regarde, comme pour y lire l’avenir, le bloc de myrrhe que Maalek m’a offert, il y a bien longtemps, comme la substance ayant le pouvoir d’éterniser le temporel, je veux dire de faire passer les hommes et les papillons de l’état putrescible à l’état indestructible.