Assour n’a ni les responsabilités, ni la philosophie du roi Balthazar. Il dessine, peint et sculpte comme une abeille fait son miel. Pourtant il n’est pas muet, tant s’en faut. Seulement quand il parle de son art, c’est toujours en rapport immédiat avec une œuvre précise et comme sous sa dictée.

C’est ainsi que je le vis une fois achever un portrait de femme. Elle n’était ni jeune, ni belle, ni riche, bien au contraire. Mais il y avait quelque chose de rayonnant dans ses yeux, dans son faible sourire, dans tout son visage.

— Hier, me raconta Assour, je me trouvais près de la fontaine du Prophète, celle qu’alimente une médiocre noria, et qui coule de façon parcimonieuse et intermittente, de telle sorte qu’il se produit souvent des bousculades lorsque le flot se décide à sourdre, limpide et frais. Or il y avait au dernier rang un vieillard infirme qui n’avait pas la moindre chance de remplir la timbale de tôle qu’il tendait en tremblant vers la margelle. C’est alors que cette femme qui venait à grand-peine d’en tirer une amphore s’est approchée et a partagé son eau avec lui.

Ce n’est rien. C’est un geste d’amitié infime dans une humanité misérable où s’accomplissent chaque jour des actions sublimes et atroces. Mais ce qui est inoubliable, c’est l’expression de cette femme à partir du moment où elle a vu le vieillard, et jusqu’à ce qu’elle le quitte, son geste accompli. Ce visage, je l’ai emporté dans ma mémoire avec ferveur, et puis, en me recueillant pour le garder vivant en moi le plus longtemps possible, j’ai fait ce dessin. Voilà. Qu’est-ce que c’est ? Un fugitif reflet d’amour dans une existence d’âpreté. Un moment de grâce dans un monde impitoyable. L’instant si rare et si précieux où la ressemblance porte et justifie l’image, selon le mot de Balthazar.

Il se tut, comme pour laisser ces paroles obscures pénétrer en moi, puis il ajouta en m’abandonnant son dessin :

— Vois-tu, Melchior, j’ai visité les monuments de l’architecture égyptienne et ceux de la statuaire grecque. Les artistes qui ont accompli ces chefs-d’œuvre devaient être inspirés par les dieux, et sans doute étaient-ils des demi-dieux eux-mêmes. C’est un monde qui baigne dans une lumière d’éternité, et on ne peut y entrer sans se sentir mort en quelque sorte. Oui, nos pauvres carcasses fiévreuses et faméliques n’ont pas leur place à Gizeh, ni sur l’Acropole. Et je suis bien d’accord que si ces carcasses n’étaient jamais autre chose que ce qu’elles sont, aucun artiste, à moins de perversion, ne serait justifié de les célébrer. Seulement il y a parfois… ceci – il reprit son dessin – le reflet, la grâce, l’éternité noyée dans la chair, intimement mêlée à la chair, et transverbérant la chair. Et cela, vois-tu, jamais aucun artiste à ce jour ne s’est avisé de le recréer selon ses moyens d’expression. Je reconnais que c’est une révolution bien considérable que j’attends. Je me demande même s’il est possible d’en concevoir une plus profonde que celle-là. C’est pourquoi je suis plein de patience et de compréhension en face des oppositions et des persécutions dont les artistes sont victimes. Il n’y a qu’un espoir infime de l’emporter, mais je vis sur cet espoir.

***

Nous avons attendu dix jours avant d’apercevoir le roi Hérode pour la première fois, mais sa présence oppressante nous environnait depuis notre arrivée. Ce palais a beau être immense et son personnel innombrable, nous n’avons pu oublier un instant que nous étions dans l’antre du grand fauve, qu’il était là, tout près, qu’il respirait le même air que nous, que nous respirions son souffle chaud, jour et nuit. Quelquefois on voyait des hommes courir, des appels fusaient, des portes tournaient sur leurs gonds, des soldats se rassemblaient au son d’un buccin : le monstre invisible avait bougé, et son geste se propageait en ondes formidables qui devaient atteindre les confins du royaume. Malgré son confort, ce séjour aurait été insupportable, si nous n’avions pas été soutenus par une ardente curiosité, constamment entretenue et exacerbée par tout ce qu’on nous rapportait sur son passé et son présent.

Hérode le Grand était alors dans la soixante-quatorzième année de sa vie et dans la trente-septième de son règne, un règne placé dès sa première heure sous le signe de la violence et de l’assassinat. L’une des malédictions originelles qui pesaient sur lui, c’est que ce roi des Juifs – le plus grand qu’ils eurent à ce jour – n’était pas juif, et avait toujours été rejeté par une partie de son propre peuple, la plus influente et la plus durement intolérante. Sa famille était originaire d’Idumée, province méridionale et montagneuse, fraîchement conquise et incorporée au royaume de Judée par Hyrcan Ier.