Il ne me restait qu’à dissuader Archélaüs qui prétendait ramener sa fille avec lui en Cappadoce, disant qu’elle était devenue indigne de demeurer ma belle-fille, mais en vérité pour la tirer d’un guêpier qui s’avérait redoutable. Je lui fis escorte jusqu’à Antioche, et le laissai poursuivre sa route couvert de présents : une bourse de soixante-dix talents, un trône d’or incrusté de pierres précieuses, une concubine nommée Pannychis, et les trois eunuques qui étaient à l’origine de tout, et que je ne pouvais guère, malgré que j’en eus, conserver à mon service intime.
S’agissant de justifier la conduite des princes, on fait assez couramment appel à une sorte de logique supérieure – sans rapport ou en contradiction flagrante avec celle du commun des mortels – et que l’on appelle la raison d’État. Va pour la raison d’État, mais sans doute ne suis-je pas encore assez intégralement homme d’État moi-même, car je ne puis associer ces deux mots sans ricaner dans ma barbe clairsemée. Raison d’État ! Il est bien vrai cependant qu’on appelle Euménides – c’est-à-dire Bienveillantes – les Erinnyes ou Furies, filles de la terre aux cheveux entrelacés de serpents, qui poursuivent le crime en brandissant un poignard d’une main et une torche ardente de l’autre. C’est une figure de style qu’on appelle une antiphrase. C’est aussi sans doute par antiphrase qu’on parle de raison d’État, quand il s’agit aussi évidemment de folie d’État. La sanglante frénésie qui agite ma malheureuse famille depuis un demi-siècle illustre assez bien cette sorte de déraison venue d’en haut.
J’eus un répit que je mis à profit pour tenter de résoudre l’irritante question de la Trachonitide et de la Batanée. Ces provinces, situées au nord-est du royaume, entre le Liban et l’Antiliban, servaient de refuge à des contrebandiers et à des bandes armées dont les habitants de Damas ne cessaient de se plaindre. J’en étais arrivé à la conclusion que des expéditions militaires resteraient sans lendemain aussi longtemps que cette région ne serait pas colonisée par une population sédentaire et laborieuse. Je fis venir en Batanée des juifs de Babylone. En Trachonitide, j’installai trois mille Iduméens. Pour protéger ces colons, je dressai une série de citadelles et de villages fortifiés. Une franchise d’impôts garantie aux nouveaux venus provoqua un flot d’immigration continu. Bientôt ces terres en friche se transformèrent en campagnes verdoyantes. Les voies de communication entre l’Arabie et Damas, Babylone et la Palestine s’animèrent avec tout le profit qui découle pour la Couronne des droits de péage et de douane.
C’est alors qu’un visiteur inattendu et indésirable vint réveiller tous les vieux démons de la cour. Euryclès, tyran de Sparte, comme son père, devait sa fortune à l’aide décisive qu’il avait apportée à Octave dans la bataille d’Actium. En reconnaissance, l’Empereur lui avait accordé la citoyenneté romaine, et l’avait confirmé comme souverain de Sparte. Il débarqua un soir à Jérusalem souriant, affable, les mains ruisselantes de somptueux cadeaux, visiblement décidé à être l’ami et le confident de tous les clans. Dès lors les foyers mal éteints de nos querelles se rallumèrent, car Euryclès s’employait à rapporter aux uns ce qu’il avait entendu des autres, non sans le grossir et le déformer. Auprès d’Alexandre, il rappelait qu’il était l’ami de toujours du roi Archélaüs, et donc l’équivalent d’un père pour lui, et il s’étonnait qu’Alexandre, gendre d’un roi et asmonéen par sa mère, acceptât la tutelle de son demi-frère Antipater, né d’une roturière. Ensuite, il mettait en garde Antipater contre la haine inexpiable que ses demi-frères nourrissaient à son égard. Enfin il me rapporta un plan qu’aurait conçu Alexandre : me faire assassiner, puis s’enfuir d’abord chez son beau-père en Cappadoce, puis à Rome afin d’incliner Auguste en sa faveur. Quand le tyran Spartiate reprit le bateau pour Lacédémone, couvert de caresses et de présents, toute ma maison bouillait comme un chaudron de sorcière.
Je dus me résoudre à faire interroger Alexandre et ses familiers. Hélas, les résultats de l’enquête furent accablants ! Deux officiers de ma cavalerie avouèrent être en possession d’une somme importante que leur aurait donnée Alexandre pour me tuer. On trouva en outre une lettre d’Alexandre au commandant de la forteresse d’Alexandrion d’où il ressort qu’il avait l’intention de venir s’y cacher avec son frère après son forfait. Il est vrai qu’interrogés séparément, les deux frères reconnurent leur projet de fuite à Rome en passant par la Cappadoce, mais nièrent constamment avoir eu l’intention de me tuer auparavant. Sans doute s’étaient-ils mis d’accord sur cette version avant l’interrogatoire. Ma sœur Salomé acheva de ruiner ses neveux en me livrant une lettre qu’elle tenait d’Aristobule. Il l’avertissait d’avoir à craindre le pire de ma part, car je l’accusais de trahir les secrets de la cour à mon ennemi personnel, le roi arabe Syllaeus qu’elle brûlait d’épouser.
Un procès en haute trahison ne pouvait plus être évité. Je dépêchai d’abord deux messagers à Rome.
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