Nous nous sommes regardés, cependant qu’un mur de silence de plus en plus épais s’édifiait entre eux et moi. Finalement j’ai ordonné au centurion qui en avait la charge :
« Emmène-les ! » Il les a redescendus dans la cale, et je ne les ai plus revus.
De Césarée, je les ai fait mener à Sébasté où les attendait le bourreau. Ils ont été étranglés, et leurs corps reposent dans la citadelle d’Alexandrion, à côté de celui d’Alexandre, leur grand-père maternel. Leur oraison funèbre fut atroce et dérisoire comme leur vie et leur mort, et ce fut l’empereur Auguste qui la prononça, disant en apprenant leur exécution : « À la cour d’Hérode, il vaut mieux être un cochon que les princes héritiers, car on y respecte au moins l’interdiction de manger du porc. »
La disparition de ses deux demi-frères laissait le champ libre à Antipater. J’attendais qu’il se transformât dans le sens d’un apaisement, d’un épanouissement. Il ne pouvait plus douter qu’il serait roi. Il l’était déjà en partie, à mes côtés. C’était après moi l’homme le plus puissant du royaume. Est-ce qu’une fois de plus la proximité du pouvoir a exercé son action corruptrice ? Avec horreur, j’ai assisté à la décomposition d’un homme sur lequel j’avais placé tous mes espoirs.
La première alerte concerna mes petits-enfants. Toute la dureté dont j’avais dû faire preuve contre Alexandre et Aristobule s’était changée dans mon cœur en tendresse pour leurs orphelins. Alexandre avait eu deux fils de Glaphyra : Tigrane et Alexandre. Aristobule avait de Bérénice trois fils : Hérode, Agrippa et Aristobule, et deux filles, Hérodiade et Mariamme. Cela me faisait sept petits-enfants, dont cinq garçons, tous évidemment de sang asmonéen. Or quelle ne fut pas mon horreur, lorsque ma police me mit en garde contre les sentiments de peur et de haine qu’Antipater nourrissait à l’égard de la progéniture de Mariamme ! Il parlait de « couvée de serpents » à leur propos, et affirmait à qui voulait l’entendre qu’il ne pourrait régner à l’ombre de cette menace. Ainsi l’épouvantable malédiction qui pèse depuis un demi-siècle sur l’alliance des Iduméens et des Asmonéens allait se perpétuer après moi !
Ce n’est pas tout. Lorsqu’il parlait de « faire place nette », il va de soi qu’il songeait d’abord à moi-même. On me rapporta cette plainte qu’il avait exhalée devant témoin : « Jamais je ne régnerai ! Regardez, j’ai déjà des cheveux gris, et lui fait teindre les siens ! » Mes maladies elles-mêmes contribuaient à l’irriter, car il s’exaspérait de me voir me relever toujours quand elles m’avaient terrassé. En vérité, depuis la mort de ses frères, il feignait avec moins de soin, il se laissait aller à une imprudente franchise, et moi, je le découvrais de jour en jour dans toute sa noirceur. Alors que l’orage s’accumulait sur la tête d’Alexandre et d’Aristobule, Antipater se tenait toujours à distance, observant apparemment une neutralité teintée de bienveillance pour ses demi-frères. C’était la diplomatie même. Or je découvrais maintenant que sous cette réserve, il n’avait rien négligé pour les perdre. Depuis le premier jour, c’était lui qui tirait les ficelles et tendait les pièges où ils devaient périr. Bientôt mon ressentiment contre lui ne connut plus de bornes.
On me rapporta qu’il avait formé avec mon frère Phéroras et une quantité de femmes – sa mère Doris, sa femme, celle de Phéroras – une sorte de coterie que réunissaient en secret des banquets nocturnes. Ma sœur Salomé me rendait compte de tout. J’entrepris de disperser tout ce joli monde. À Phéroras, j’assignai de résider à Pérée, capitale de sa tétrarchie. Il eut la bêtise, dans sa colère, de jurer avant de partir qu’il ne remettrait pas les pieds à Jérusalem, moi vivant. Quant à Antipater, je l’envoyai en mission à Rome pour m’y représenter au procès que César faisait au ministre arabe Syllaeus – celui-là même que Salomé avait voulu épouser – accusé d’avoir trempé dans l’assassinat de son roi Arétas IV. La délégation qui accompagnait Antipater était truffée d’hommes à ma solde, chargés de me rapporter ses faits et ses propos. Peu de temps après son arrivée à Pérée, Phéroras devait tomber malade, tellement qu’on me persuada de me rendre à son chevet si je voulais le revoir vivant.
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