Un voile tomba sur mes yeux.
Quand je repris connaissance, je vis d’abord le visage de mon cousin Achiab penché sur moi. Je compris que je m’étais manqué. Mais ma brève absence avait suffi à faire des ravages. Du fond de sa prison Antipater avait commencé à corrompre ses gardiens avec son héritage. Il était dit que je ne mourrais pas sans avoir encore fait tomber des têtes. La première qui roula fut celle d’Antipater, mon fils aîné, celui auquel je destinais ma couronne.
C’était la veille de votre arrivée. Si je n’avais plus d’héritier, du moins m’annonçait-on un étrange et solennel cortège de visiteurs. C’eût été peu encore, si mon nécromancien Manahem n’avait attiré mon attention sur un astre nouveau et capricieux qui sillonnait notre ciel, celui même qui vous a conduit ici, toi Gaspard et toi Balthazar. Gaspard a reconnu la tête blonde aux cheveux d’or de son esclave phénicienne, Balthazar le papillon portenseigne de son enfance. Souffrez que je donne moi aussi à cette planète la figure qui me ressemble. Le conte que nous a fait Sangali est assez instructif. L’étoile errante ne saurait être à mes yeux que l’oiseau blanc aux œufs d’or que poursuit le vieux roi Nabounassar en quête d’une progéniture. Le vieux roi des Juifs se meurt. Le roi est mort. Le petit roi des Juifs est né. Vive notre petit roi !
Gaspard, Melchior, Balthazar, écoutez-moi ! Je vous nomme tous trois plénipotentiaires du royaume de Judée. Je suis trop faible, trop fragile pour me lancer à la poursuite de l’oiseau de feu qui détient le secret de ma succession. Même porté en civière, je ne survivrais pas à une expédition aventureuse. Manahem a attiré mon attention sur une prophétie de Michée qui situe à Bethléem – village natal de David – la naissance du sauveur du peuple juif.
Allez ! Assurez-vous de l’identité et du lieu exact de la naissance de l’Héritier. Prosternez-vous en mon nom devant lui. Et ensuite revenez me rendre compte. Ne manquez surtout pas de reparaître ici même…
Le vieux roi s’interrompit, et cacha son visage dans ses mains. Quand il le découvrit, une expression hideuse le défigurait.
— Ne vous avisez pas de me trahir, vous m’entendez bien ! Je crois avoir été assez clair ce soir en évoquant pour vous quelques épisodes de ma vie. Oui, c’est vrai, j’ai l’habitude d’être trahi, je l’ai toujours été. Mais vous le savez maintenant ; quand on me manque, je frappe, je frappe fort, vite, sans pitié. Je vous ordonne… non, je vous conjure, je vous supplie : faites en sorte qu’au seuil de ma mort, une fois, une seule fois, on ne me trahisse pas. Faites-moi cette ultime obole : un acte de fidélité et de bonne foi, grâce auquel je n’entrerai pas dans l’au-delà avec un cœur totalement désespéré.
Ils sont partis. Ils s’enfoncent dans la profonde vallée de Gihon, et gravissent les flancs abrupts de la montagne du Mauvais Conseil. Ils saluent au passage le tombeau de Rachel. Ils marchent vers l’étoile qui se hérisse d’aiguilles de lumière dans l’air glacé.
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