M. Bernheim invitait de préférence des propriétaires fonciers de la région, quelques officiers aussi – c’étaient des gens qui ne se départaient jamais d’une morgue féodale –, ainsi que des représentants très choisis de l’industrie et de la finance. Le respect de ses hôtes et la peur de perdre contenance l’empêchaient d’être gai. Ceux-ci devinaient sa gêne, aussi restaient-ils toute la soirée ce qu’ils avaient été en entrant – à savoir : corrects. Mme Bernheim ne comprenait pas les plaisanteries qui naissaient des circonstances et trouvait les anecdotes peu drôles. Au demeurant, elle était d’origine juive, et comme la plupart des anecdotes qui circulaient parmi les invités commençaient ainsi : « Un jour, un juif dans un train… », elle se sentait humiliée ; et dès que quelqu’un faisait mine de vouloir raconter une petite histoire, elle se troublait de peur qu’on pût en venir à parler des juifs et s’enfermait dans un silence maussade. M. Bernheim ne jugeait pas convenable de parler de ses affaires avec ses invités. Eux, en revanche, tenaient pour superflu de l’entretenir de l’agriculture, de la vie militaire ou des chevaux. Quelquefois, la fille de la maison, qui était un bon parti, jouait du Chopin au piano avec la virtuosité habituelle d’une demoiselle ayant reçu la meilleure éducation. Les hôtes rentraient chez eux à une heure du matin. Derrière les fenêtres, les lampes s’éteignaient. Tous dormaient. Seuls restaient éveillés le veilleur de nuit, le chien et les nains dans le jardin.
Comme il est de coutume dans les maisons où les enfants sont bien élevés, Paul Bernheim allait au lit tous les soirs à neuf heures. Il partageait sa chambre avec son jeune frère Théodore, restait longtemps éveillé et ne s’endormait qu’après que tout fut redevenu silencieux dans la maison. C’était un enfant sensible. On disait de lui que c’était un « garçon nerveux » et l’on en concluait qu’il avait des dons particuliers,
Il s’efforça, au cours de ses jeunes années, d’en faire la preuve. Paul n’avait que douze ans lorsque les Bernheim gagnèrent le gros lot, mais déjà il avait l’intelligence d’un jeune homme de dix-huit ans. La rapide transformation de la bonne maison en une riche demeure aux ambitions féodales renforça son ambition naturelle. Il sut que la richesse et le prestige de son père pourraient conduire le fils à une position dominante. Il se mit à imiter son orgueil. Il exigea des cours particuliers et des professeurs. Il avait des hanches arrondies, des gestes lents, une bouche lippue, rouge, entrouverte et de petites dents blanches, une peau aux reflets verdâtres, un regard vide, des yeux clairs surmontés de sourcils longs et épais, des cheveux souples et charmants. Distrait, souriant, il restait nonchalamment assis sur son banc. Son maintien trahissait une pensée constamment en éveil : mon père, se disait-il, peut – s’il le veut – acheter toute l’école. Les autres étaient là, petits, impuissants, livrés à l’arbitraire. Lui seul était en mesure de lui opposer le pouvoir de son père, sa chambre, son petit déjeuner anglais avec jambon, œufs et oranges que l’on mange à la petite cuiller, son précepteur avec qui, tous les après-midi, il prenait des leçons de rattrapage, à l’heure du cake et du chocolat, son cellier, sa voiture, son jardin et ses nains. Il sentait le lait, la chaleur, le savon, les bains, la gymnastique en chambre, le médecin de famille et les servantes. L’école et ses devoirs ne semblaient occuper qu’une part peu importante de ses journées. Il avait déjà un pied dans le monde. L’écho de ses voix à l’oreille, il était en classe comme un hôte de passage. Ce n’était pas un vrai camarade.
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