Sa passion pour la musique dura six mois, un mois pour l’escrime, un an pour le dessin, un an enfin pour la littérature et la jeune femme du juge de district qui, dans cette ville moyenne, avait bien du mal à dissimuler son besoin de jeunes gens. Il mobilisa, pour l’amour de cette femme, tous ses talents, toute son ardeur. Pour elle, il peignit des paysages avec des vaches blanches ; pour elle il fit de l’escrime, composa, écrivit des poèmes sur la nature. Finalement, elle se tourna vers un porte-épée et Paul, pour l’oublier, « s’abîma » dans l’histoire de l’art. Il résolut de lui consacrer se vie, et il ne lui fut bientôt plus possible de voir un être humain, une rue, un lopin de terre sans citer un peintre ou une toile célèbre. Incapable de saisir une chose de façon immédiate et de la décrire simplement, il se mit, dès les premières années, à dépasser les meilleurs historiens de l’art.
Mais cette passion aussi fit long feu. Elle céda la place à l’ambition sociale. Peut-être même n’avait-elle servi qu’à lui ouvrir la voie. Paul Bernheim pouvait bien avoir porté un regard naïf, charmant, interrogateur sur certaines figures de saints – ce regard dont il ne faisait qu’effleurer le ciel, il ne le portait plus qu’à demi sur les hommes. Ses yeux, de leurs longs cils, paraissaient filtrer la lumière du ciel.
Paré de tels charmes et nanti d’un goût formé à l’art et à ses commentaires, il se précipita, en ville, dans la vie mondaine : celle-ci consiste essentiellement dans les efforts que font les mères pour trouver un mari à leurs filles qui grandissent. Paul était apprécié dans toutes les maisons où il y avait des filles à marier. Dans toutes, il savait se mettre au diapason. Il ressemblait à un musicien qui maîtrise tous les instruments de l’orchestre et s’y entend à jouer faux, mais avec grâce. Une heure durant, il était en mesure de dire des choses sensées (de son cru ou qu’il avait choisies). L’heure suivante, il montrait un zèle chaleureux, souriant, à faire la conversation ; pour la dixième fois, il racontait une anecdote insignifiante, mais savait lui donner un attrait nouveau ; savourait un banal aphorisme, le retenant un instant entre ses dents, le goûtant des lèvres ; débitait sans honte des mots d’esprit qui avaient réussi à d’autres ; se moquait sans la moindre gêne de camarades absents. Et les jeunes filles gloussaient – franchement –, découvraient juste leurs dents, mais c’était comme si elles avaient découvert leur poitrine ; elles se contentaient de battre des mains, mais c’était comme si elles avaient écarté les jambes ; elles lui montraient leurs livres, leurs dessins et leurs cahiers de notes, mais c’était comme si elles avaient ouvert leur lit ; elles arrangeaient leurs cheveux, mais c’était comme si elles les défaisaient. C’est à cette époque que Paul commença à aller au bordel, deux fois par semaine, avec la régularité d’un fonctionnaire vieillissant, afin de pouvoir ensuite parler des choses exquises qu’il avait trouvées auprès de ces corps qu’il comparait évidemment à certaines peintures célèbres. Il faisait connaître les secrets de telle ou telle fille de famille et décrivait des poitrines qu’il disait avoir vues ou senties.
Il ne cessait de peindre, de dessiner, de composer des airs et de faire de la poésie. Lorsque sa sœur se fiança – au demeurant avec un capitaine de cavalerie –, il composa un assez long poème, le mit en musique, le joua et le chanta. Plus tard, son beau-frère manifestant de l’intérêt pour les machines, il commença lui aussi à s’intéresser à la technique et à démonter lui-même le moteur de sa voiture. C’était une des premières qu’il y eût en ville, Finalement, il prit des leçons d’équitation pour pouvoir accompagner son beau-frère sur l’allée cavalière du petit bois de sapins. Du fait qu’il avait réussi à donner un génie au pays, les bourgeois commencèrent à se montrer plus indulgents envers le vieux M. Bernheim. Et comme il avait aussi une fille à marier, plus d’un parmi ses ennemis recommença à le saluer avec déférence.
A cette époque, le bruit se répandit que M. Bernheim allait recevoir une importante distinction. Certains parlaient d’anoblissement. Ce fut un spectacle édifiant de voir à quel point cette nouvelle contribua à faire tomber la hargne de ses adversaires. L’orgueil des bourgeois parut trouver une explication suffisante. On connaissait maintenant – et de façon scientifique – la cause de cet orgueil, on la trouvait justifiée. Car, selon l’opinion répandue en ville, l’arrogance était la parure du noble ou de celui qui vient d’être anobli, ou même de celui qui se prépare à l’être.
On ignore quelles furent les causes de cette rumeur. Peut-être M. Bernheim devait-il être seulement promu conseiller commercial ? Mais alors se produisit quelque chose d’inattendu, d’invraisemblable. Une histoire si banale qu’on aurait honte d’en faire le récit, par exemple dans un roman.
Un jour, un cirque ambulant arriva en ville.
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