Voici ceux de cinq mille et ceux de trois mille.
L’Anglaise, d’une indifférence morne, lorgna d’abord tout autour d’elle avant de lorgner les trois exhibitions, sans donner signe d’approbation ou d’improbation.
— Avez-vous d’autres ? demanda-t-elle (havai-vo-d’hôte).
— Oui, madame ; mais madame n’est peut être pas bien décidée à prendre un châle ?
— Oh ! (Hâu) très-décidée (trei-deycidai).
Et le commis alla chercher des châles d’un prix inférieur ; mais il les étala solennellement, comme des choses dont on semble dire ainsi : — Attention à ces magnificences.
— Ceux-ci sont beaucoup plus chers, dit-il, ils n’ont pas été portés, ils sont venus par courriers et sont achetés directement aux fabricants de Lahore.
— Oh ! je comprends, dit-elle, ils me conviennent beaucoup mieux (miéuie).
Le commis resta sérieux, malgré son irritation intérieure qui gagnait Duronceret et Bixiou. L’Anglaise, toujours froide comme du cresson, semblait heureuse de son flegme.
— Quel prix ? dit-elle en montrant un châle bleu-céleste couvert d’oiseaux nichés dans des pagodes.
— Sept mille francs.
Elle prit le châle, s’en enveloppa, se regarda dans la glace, et dit en le rendant : — Non, je n’aime pas. (No, jé n’ame pouint.)
Un grand quart d’heure passa dans des essais infructueux.
— Nous n’avons plus rien, madame, dit le commis en regardant son patron.
— Madame est difficile comme toutes les personnes de goût, dit le chef de l’établissement en s’avançant avec ces grâces boutiquières où le prétentieux et le patelin se mélangeaient agréablement.
L’Anglaise prit son lorgnon et toisa le fabricant de la tête aux pieds, sans vouloir comprendre que cet homme était éligible et dînait aux Tuileries.
— Il ne me reste qu’un seul châle, mais je ne le montre jamais, reprit-il, personne ne l’a trouvé de son goût, il est très bizarre ; et, ce matin, je me proposais de le donner à ma femme ; nous l’avons depuis 1805, il vient de l’impératrice Joséphine.
— Voyons, monsieur.
— Allez le chercher ! dit le patron à un commis, il est chez moi...
— Je serais beaucoup (bocop) très-satisfaite de le voir, répondit l’Anglaise.
Cette réponse fut comme un triomphe, car cette femme spleenique paraissait sur le point de s’en aller. Elle faisait semblant de ne voir que les châles ; tandis qu’elle regardait les commis et les deux acheteurs avec hypocrisie, en abritant sa prunelle par la monture de son lorgnon.
— Il a coûté soixante mille francs en Turquie, madame.
— Oh ! (Hâu.)
— C’est un des sept châles envoyés par Sélim, avant sa catastrophe, à l’empereur Napoléon. L’impératrice Joséphine, une créole, comme milady le sait, très-capricieuse, le céda contre un de ceux apportés par l’ambassadeur turc et que mon prédécesseur avait acheté ; mais, je n’en ai jamais trouvé le prix ; car, en France, nos dames ne sont pas assez riches, ce n’est pas comme en Angleterre... Ce châle vaut sept mille francs qui, certes, en représentent quatorze ou quinze par les intérêts composés...
— Composé, de quoi ? dit l’Anglaise. (Komppôsé de quoâ ?)
— Voici, madame.
Et le patron, en prenant des précautions que les démonstrateurs du Grune-gevelbe de Dresde eussent admirées, ouvrit avec une clef minime une boite carrée en bois de cèdre dont la forme et la simplicité firent une profonde impression sur l’Anglaise. De cette boite, doublée en satin noir, il sortit un châle d’environ quinze cents francs, d’un jaune d’or, à dessins noirs, dont l’éclat n’était surpassé que par la bizarrerie des inventions indiennes.
— Splendid ! dit l’Anglaise, il est vraiment beau... Voilà mon idéal (idéol) de châle, it is véry magnificent...
Le reste fut perdu dans la pose de madone qu’elle prit pour montrer ses yeux sans chaleur, qu’elle croyait beaux.
— L’empereur Napoléon l’aimait beaucoup, il s’en est servi...
— Bocop, répéta-t-elle.
Elle prit le châle, le drapa sur elle, s’examina. Le patron reprit le châle, vint au jour le chiffonner, le mania, le fit reluire ; il en joua comme Liszt joue du piano.
— C’est very fine, beautiful, sweet ! dit l’Anglaise de l’air le plus tranquille.
Duronceret, Bixiou, les commis échangèrent des regards de plaisir qui signifiaient : « Le châle est vendu. »
— Eh ! bien, madame ? demanda le négociant en voyant l’Anglaise absorbée dans une sorte de contemplation infiniment trop prolongée.
— Décidément, dit-elle, j’aime mieux une vôteure !...
Un même soubresaut anima les commis silencieux et attentifs, comme si quelque fluide électrique les eût touchés.
— J’en ai une bien belle, madame, répondit tranquillement le patron, elle me vient d’une princesse russe, la princesse de Narzicoff, qui me l’a laissée en paiement de fournitures ; si madame voulait la voir, elle en serait émerveillée ; elle est neuve, elle n’a pas roulé dix jours, il n’y en a pas de pareille à Paris.
La stupéfaction des commis fut contenue par leur profonde admiration.
— Je veux bien, répondit-elle.
— Que madame garde sur elle le châle, dit le négociant, elle en verra l’effet en voiture.
Le négociant alla prendre ses gants et son chapeau.
— Comment cela va-t-il finir ?... dit le premier commis en voyant son patron offrant sa main à l’Anglaise et s’en allant avec elle dans la calèche de louage.
Ceci pour Duronceret et Bixiou prit l’attrait d’une fin de roman, outre l’intérêt particulier de toutes les luttes, même minimes, entre l’Angleterre et la France. Vingt minutes après, le patron revint.
— Allez hôtel Lawson, voici la carte : Mistriss Noswell. Portez la facture que je vais vous donner, il y a six mille francs à recevoir.
— Et comment avez-vous fait ? dit Duronceret en saluant ce roi de la facture.
— Eh ! monsieur, j’ai reconnu cette nature de femme excentrique, elle aime à être remarquée : quand elle a vu que tout le monde regardait son châle, elle m’a dit : — Décidément gardez votre voiture, monsieur, je prends le châle. Pendant que monsieur Bigorneau, dit-il en montrant le commis romanesque, lui dépliait des châles, j’examinais ma femme, elle vous lorgnait pour savoir quelle idée vous aviez d’elle, elle s’occupait beaucoup plus de vous que des châles. Les Anglaises ont un dégoût particulier (car on ne peut pas dire un goût), elles ne savent pas ce qu’elles veulent, et se déterminent à prendre une chose marchandée plutôt par une circonstance fortuite que par vouloir. J’ai reconnu l’une de ces femmes ennuyées de leurs maris, de leurs marmots, vertueuses à regret, quêtant des émotions, et toujours posées en saules pleureurs...
Voilà littéralement ce que dit le chef de l’établissement.
Ceci prouve que dans un négociant de tout autre pays il n’y a qu’un négociant ; tandis qu’en France, et surtout à Paris, il y a un homme sorti d’un collége royal, instruit, aimant ou les arts, ou la pêche, ou le théâtre, ou dévoré du désir d’être le successeur de monsieur Cunin-Cridaine, ou colonel de la garde nationale, ou membre du conseil général de la Seine, ou juge au tribunal de Commerce.
— Monsieur Adolphe, dit la femme du fabricant à son petit commis blond, allez commander une boîte de cèdre chez le tabletier.
— Et, dit le commis en reconduisant Duronceret et Bixiou qui avaient choisi un châle pour madame Schontz, nous allons voir parmi nos vieux châles celui qui peut jouer le rôle du châle-Sélim.
Paris, novembre 1844.
COLOPHON
Ce volume est le cinquante-neuvième de l’édition ÉFÉLÉ de la Comédie Humaine. Le texte de référence est l’édition Furne, volume 12 (1846), disponible à http://books.google.com/books?id=DlIOAAAAQAAJ. Les erreurs orthographiques et typographiques de cette édition sont indiquées entre crochets : « accomplissant [accomplisant] » Toutefois, les orthographes normales pour l’époque ou pour Balzac (« collége », « long-temps ») ne sont pas corrigées, et les capitales sont systématiquement accentuées.
Ce tirage au format EPUB a été fait le 28 novembre 2010. D’autres tirages sont disponibles à http://efele.net/ebooks.
Cette numérisation a été obtenue en réconciliant :
— l’édition critique en ligne du Groupe International de Recherches Balzaciennes, Groupe ARTFL (Université de Chicago), Maison de Balzac (Paris) : http://www.paris.fr/musees/balzac/furne/presentation.htm
— l’ancienne édition du groupe Ebooks Libres et Gratuits : http://www.ebooksgratuits.org
— l’édition Furne scannée par Google Books : http://books.google.com
Merci à ces groupes de fournir gracieusement leur travail.
Si vous trouvez des erreurs, merci de les signaler à [email protected]. Merci à Fred, Coolmicro, Patricec et Nicolas Taffin pour les erreurs qu’ils ont signalées.
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