Quoique, relativement aux autres commis-marchands de l’Europe, le commis français ait plus d’instruction qu’eux, qu’il puisse au besoin parler asphalte, bal Mabille [Mabile], polka, littérature, livres illustrés, chemins de fer, politique, chambres et révolution, il est excessivement sot quand il quitte son tremplin, son aune et ses grâces de commande ; mais, là, sur la corde roide du comptoir, la parole aux lèvres, l’œil à la pratique, le châle à la main, il éclipse le grand Talleyrand ; il a plus d’esprit que Désaugiers, il a plus de finesse que Cléopâtre, il vaut Monrose doublé de Molière. Chez lui, Talleyrand eût joué Gaudissart ; mais, dans son magasin, Gaudissart aurait joué Talleyrand.

Expliquons ce paradoxe par un fait.

Deux jolies duchesses babillaient aux côtés de cet illustre prince, elles voulaient un bracelet. On attendait, de chez le plus célèbre bijoutier de Paris, un commis et des bracelets. Un Gaudissart arrive muni de trois bracelets, trois merveilles, entre lesquelles les deux femmes hésitent. Choisir ! c’est l’éclair de l’intelligence. Hésitez-vous ?... tout est dit, vous vous trompez. Le goût n’a pas deux inspirations. Enfin, après dix minutes, le prince est consulté ; il voit les deux duchesses aux prises avec les mille facettes de l’incertitude entre les deux plus distingués de ces bijoux ; car, de prime abord, il y en eut un d’écarté. Le prince ne quitte pas sa lecture, il ne regarde pas les bracelets, il examine le commis. — Lequel choisiriez-vous pour votre bonne amie ? lui demande-t-il. Le jeune homme montre un des deux bijoux. — En ce cas, prenez l’autre, vous ferez le bonheur de deux femmes, dit le plus fin des diplomates modernes, et vous, jeune homme, rendez en mon nom votre bonne amie heureuse. Les deux jolies femmes sourient, et le commis se retire aussi flatté du présent que le prince vient de lui faire que de la bonne opinion qu’il a de lui.

Une femme descend de son brillant équipage, arrêté rue Vivienne, devant un de ces somptueux magasins où l’on vend des châles, elle est accompagnée d’une autre femme. Les femmes sont presque toujours deux pour ces sortes d’expéditions. Toutes, en semblable occurrence, se promènent dans dix magasins avant de se décider ; et, dans l’intervalle de l’un à l’autre, elles se moquent de la petite comédie que leur jouent les commis. Examinons qui fait le mieux son personnage, ou de l’acheteuse ou du vendeur ? qui des deux l’emporte dans ce petit vaudeville ?

Quand il s’agit de peindre le plus grand fait du commerce parisien, la Vente ! on doit produire un type en y résumant la question. Or, en ceci, le châle ou la châtelaine de mille écus causeront plus d’émotions que la pièce de batiste, que la robe de trois cents francs. Mais, ô Étrangers des deux Mondes ! si toutefois vous lisez cette physiologie de la facture, sachez que cette scène se joue dans les magasins de nouveautés pour du barége à deux francs ou pour de la mousseline imprimée, à quatre francs le mètre !

Comment vous défierez-vous, princesses ou bourgeoises, de ce joli tout jeune homme, à la joue veloutée et colorée comme une pêche, aux yeux candides, vêtu presque aussi bien que votre... votre... cousin, et doué d’une voix douce comme la toison qu’il vous déplie ? Il y en a trois ou quatre ainsi.

L’un à l’œil noir, à la mine décidée, qui vous dit : — « Voilà ! » d’un air impérial.

L’autre aux yeux bleus, aux formes timides, aux phrases soumises, et dont on dit : — « Pauvre enfant ! il n’est pas né pour le commerce !... »

Celui-ci châtain-clair, l’œil jaune et rieur, à la phrase plaisante et doué d’une activité, d’une gaieté méridionales.

Celui-là rouge-fauve, à barbe en éventail, roide comme un communiste, sévère, imposant, à cravate fatale, à discours brefs.

Ces différentes espèces de commis, qui répondent aux principaux caractères de femmes, sont les bras de leur maître, un gros bonhomme à figure épanouie, à front demi-chauve, à ventre de député ministériel, quelquefois décoré de la Légion-d’Honneur pour avoir maintenu la supériorité du Métier français, offrant des lignes d’une rondeur satisfaisante, ayant femme, enfants, maison de campagne, et son compte à la Banque. Ce personnage descend dans l’arène à la façon du deus ex machinâ, quand l’intrigue trop embrouillée exige un dénoûment subit.

Ainsi les femmes sont environnées de bonhomie, de jeunesse, de gracieusetés, de sourires, de plaisanteries, de ce que l’Humanité civilisée offre de plus simple, de décevant, le tout arrangé par nuances pour tous les goûts.

Un mot sur les effets naturels d’optique, d’architecture, de décor ; un mot court, décisif, terrible ; un mot, qui est de l’histoire faite sur place.

Le livre où vous lisez cette page instructive se vend rue de Richelieu, 76, dans une élégante boutique, blanc et or, vêtue de velours rouge, qui possédait une pièce en entresol où le jour vient en plein de la rue de Ménars, et vient, comme chez un peintre, franc, pur, net, toujours égal à lui-même. Quel flâneur n’a pas admiré le Persan, ce roi d’Asie qui se carre à l’angle de la rue de la Bourse et de la rue Richelieu, chargé de dire urbi et orbi : — « Je règne plus tranquillement ici qu’à Lahore. » Dans cinq cents ans, cette sculpture au coin de deux rues pourrait, sans cette immortelle analyse, occuper les archéologues, faire écrire des volumes in-quarto avec figures, comme celui de M. Quatremère sur le Jupiter-Olympien, et où l’on démontrerait que Napoléon a été un peu Sophi dans quelque contrée d’Orient avant d’être empereur des Français. Eh ! bien, ce riche magasin a fait le siège de ce pauvre petit entresol ; et, à coups de billets de banque, il s’en est emparé. La COMÉDIE HUMAINE a cédé la place à la comédie des cachemires. Le Persan a sacrifié quelques diamants de sa couronne pour obtenir ce jour si nécessaire. Ce rayon de soleil augmente la vente de cent pour cent, à cause de son influence sur le jeu des couleurs ; il met en relief toutes les séductions des châles, c’est une lumière irrésistible, c’est un rayon d’or ! Sur ce fait, jugez de la mise en scène de tous les magasins de Paris ?...

Revenons à ces jeunes gens, à ce quadragénaire décoré, reçu par le roi des Français à sa table, à ce premier commis à barbe rousse, à l’air autocratique ? Ces Gaudissarts émérites se sont mesurés avec mille caprices par semaine, ils connaissent toutes les vibrations de la corde-cachemire dans le cœur des femmes. Quand une lorette, une dame respectable, une jeune mère de famille, une lionne, une duchesse, une bonne bourgeoise, une danseuse effrontée, une innocente demoiselle, une trop innocente étrangère se présentent, chacune d’elles est aussitôt analysée par ces sept ou huit hommes qui l’ont étudiée au moment où elle a mis la main sur le bec de cane de la boutique, et qui stationnent aux fenêtres, au comptoir, à la porte, à un angle, au milieu du magasin, en ayant l’air de penser aux joies d’un dimanche échevelé ; en les examinant, on se demande même : — À quoi peuvent-ils penser ? La bourse d’une femme, ses désirs, ses intentions, sa fantaisie sont mieux fouillés alors en un moment que les douaniers ne fouillent une voiture suspecte à la frontière en sept quarts d’heure. Ces intelligents gaillards, sérieux comme des pères nobles, ont tout vu : les détails de la mise, une invisible empreinte de boue à la bottine, une passe arriérée, un ruban de chapeau sale ou mal choisi, la coupe et la façon de la robe, le neuf des gants, la robe coupée par les intelligents ciseaux de Victorine IV, le bijou de Froment-Meurice, la babiole à la mode, enfin tout ce qui peut dans une femme trahir sa qualité, sa fortune, son caractère.